15 Janvier 2025
La Gazette vous propose l'examen de chaque acte dans la perspective du parcours mensonge et comédie à l'aide d'un tableau explicatif et une analyse des mensonges, des artifices et des quiproquos venant entraver la vérité.
repère : le bac : Corneille
Il vous sera proposé un dossier sur le Menteur de Corneille qui suit la progression suivante :
1. l'introduction à l'œuvre : contexte, origine et nature de la pièce
Tableau
La Gazette vous propose l'examen de chaque acte dans la perspective du parcours mensonge et comédie. Pour cela, un code couleur est choisi pour vous aider à vous repérer.
vérité
mensonge
quiproquo
artifice
Commençons par l'étude de l'acte I avant de découvrir l'analyse qui en découle.
Actes/ lieu/ personnages |
Tuileries après-midi |
Dorante |
Arrivée la veille de Poitiers, ancien étudiant en droit, ambitieux. Hasard de la rencontre avec les deux femmes (sc2) Jeu de galanterie (Sc 2,3) 4 ans comme soldat en Allemagne (sc3) amour secret d’un an pour Clarice (sc3) 1e quiproquo : Lucrèce prise pour Clarice “Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,/ C'est Lucrèce (sc4 v. 202 203) Extravagance: Dorante, organisateur de la fête (scène 5 v250) présence à Paris depuis un mois, détails imaginaires de la fête “Je ris de vous voir étonné/ D'un divertissement que je me suis donné. v 252) Utilité du mensonge : “ j'en montre plus de flamme, et j'en fais mieux ma cour” (Sc 6 v 320) Art du mensonge : “Je t'apprendrai bientôt d'autres façons de vivre” (Sc 6 v374) |
Clarice |
initiatrice : trébuchement feint (didascalie sc2) à l’origine de la rencontre et des mensonges en série Jeu de coquetterie et flatterie : “La douceur de me voir cajolée” (v 180) crainte d’attiser la jalousie d’Alcippe (sc 3) |
Lucrèce |
silence |
Cliton |
pour interrompre son maître : -gestuelle (didascalie) et paroles (scène 3) - paroles (scène 5) : “J'enrage de me taire et d'entendre mentir !” v260 avertissement du valet : “ “mais enfin ces pratiques/ vous peuvent engager en de fâcheux intriques” (sc 6 v 370)
|
Alcippe |
jalousie envers Dorante (sc 5) |
Philiste |
doute sur la réalité de la fête rapportée par Dorante (sc 5) |
Isabelle |
Avertissement de la suivante : annonce la venue d’Alcippe (sc 3 v 185) |
Géronte |
/ |
Sabine |
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Lycas |
/ |
Nous voyons que la scène d’exposition oblige traditionnellement l’auteur à faire connaître très rapidement aux spectateurs le sujet et l’objet de l'action. Il s’agirait pour nous d’avoir des informations minimales en rapport avec le titre de la pièce, à savoir la nature, l’auteur et la victime du mensonge. Or, nous n'avons pas ces éléments.
L’originalité de cette scène d'exposition vise à attirer notre attention sur toute autre chose : l’arrivée d’un jeune provincial à Paris, prétexte à brosser le portrait d’un ambitieux en quête de relations galantes. Au vers 21, Dorante dit en effet : « Dis-moi comme en ce lieu l'on gouverne les dames ». Le valet se fait ainsi fort d’instruire son maitre ignorant des choses de l'amour.
Dans cette scène d'exposition, l’auteur a mis en scène un maître et son valet dont la relation hiérarchique exclut précisément le rapport vérité/mensonge entre eux. Pour le dire autrement, il n'est pas nécessaire pour un maître de mentir à son valet en général et en particulier lorsqu’il a besoin de lui pour connaître les moyens de bien se faire voir auprès des femmes : au vers 98, il aperçoit deux femmes et cherche à avoir des bonnes informations sur elles par l'entremise de son valet.
Si la scène d’exposition ne met donc pas en scène le propos principal de la pièce, elle ne reprend pas davantage les codes de la comédie classiques, à savoir la question du mariage forcé, qui certes existe, mais ne se révèle qu’à l’acte II.
Rappelons donc ce qui constitue donc une singularité de la scène d’exposition :
- Une pièce sans menteur,
- L’objet traditionnel de l’action, différé à l’acte suivant.
Il faut relever que les procédés s’enracinent dans un lieu déterminé, à savoir le jardin des Tuileries. Nous avons besoin de cette indication pour comprendre le sens et la portée des différentes altérations de la vérité. Elle se situe donc toutes en extérieur, au vu et au su de tous.
Feinte
Il faut noter que la scène suivante ne change pas la donne sur le plan des deux points précédents. Mais la comédie permet d’enclencher l’action à partir d’un élément apparemment anecdotique, tiré d’une simple indication de jeu, une didascalie et donc d’un jeu de scène.
La didascalie nous indique ainsi que Clarice « faisant un faux pas et comme se laissant choir ». L’emploi de l’adverbe « comme » implique qu'elle fait semblant de tomber ; ce jeu de scène va de pair avec l'interjection « Aye ! » puisqu’il s’agit pour elle d’un moyen pour attirer l'attention du jeune homme sur elle. Ce n’est donc pas Dorante, le héros cornélien, qui fait l’action, mais bien Clarice qui effectue une feinte, une ruse.
Pour autant, ce n’est pas un mensonge à proprement parler, mais une manière provoquée de se rencontrer. Il faut rappeler les conventions de l’époque régissant les rapports entre les deux sexes. Il est de bon ton d’utiliser l’art de la galanterie, c’est-à-dire des artifices tels que l'utilisation de faux gestes (faire tomber exprès son mouchoir etc..), d’être empreint de manières affichées, de recourir à des tournures d’expression exagérées, de faire preuve d’esprit. Dans quel but ? De dire l'amour. La carte du tendre organise à cette époque le cadre de la conduite et des pratiques amoureuses platoniques ridiculement lentes. On est donc sur une convention tacite entre les hommes et les femmes. Notons que c'est à partir de l’initiative de la coquette Clarice que Dorante pourra endosser le rôle de menteur.
En effet, le rythme s’accélère à la scène 3 qui s’enrichit de deux éléments de la comédie fondée sur le mensonge :
- un premier mensonge de Dorante,
- un quiproquo par l’entremise des deux domestiques.
Le premier mensonge
Le premier mensonge en comprend, en réalité, deux : d'une part, le statut de soldat en Allemagne et, d'autre part, les fausses durées. Sur ce dernier point, on note l'importance du temps sur la portée du mensonge : l'expérience de 4 ans dans l’armée et le secret d’un amour conservé durant une année ne peuvent pas laisser indifférente Clarice et c'est bien l'objet recherché sur le plan de la stratégie du galant. Pensons à réalité de la situation, celle d’un jeune ambitieux arrivé la veille à Paris, qui ne se révèle pas sauf à passer pour un fanfaron, ce que ne souhaite pas Dorante.
Sur son statut militaire, il faut se référer à la scène 6 pour voir l'intérêt qu'il escomptait de la manœuvre. Au vers 322 et suivants, il utilise le procédé stylistique de l'antiphrase pour estimer que son statut d'étudiant en droit n'est pas assez brillant pour conquérir une femme : « Qu’un homme à paragraphe est un joli galant ! (v 331).
On peut dire que cette information est, en effet, de nature à susciter de l'intérêt puisque Clarice, au vers 160, utilisant la même phrase un point d’exclamation et une interrogation preuve qu'elle s'intéresse au jeune homme : « Quoi ! Vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre ? » Le caractère exotique résulte de la réunion d’un lieu lointain et du caractère glorieux pour le héros cornélien avec ses faits d’armes. Ces deux informations permettent d'inviter le jeune galant à la poursuivre de ses assiduités à la fin de la scène 3. En effet, Clarisse ne dit-elle pas
« Un cœur qui veut t'aimer et qui sait comme on aime
N'en demande jamais licence qu'à soi-même. »(v.193)
On peut dire que sur le plan de la stricte galanterie, le mensonge positif sans ambiguïté de Dorante a produit son plein effet. On reste sur un schéma classique d'un faire-valoir ainsi que l'indique Clarice flattée de cet échange lorsqu'elle évoque « douceur de me voir cajolée » (v 180). Ce mensonge n’est pas à l’origine de l’enchainement de l’action. À côté de ce premier mensonge d’autocomplaisance galante, la comédie utilise, à l’inverse, le procédé du quiproquo qui va produire, lui, un puissant effet.
Un quiproquo
À côté de ce premier mensonge, somme tout mineur dans l'art de séduire, on voit apparaître à la scène 4 un quiproquo. Je rappelle qu'il s'agit d'une méprise, d'une erreur consistant à prendre quelqu'un pour un autre. Il s’agit comme pour le mensonge d’une altération de la vérité, mais de manière involontaire cette fois. C’est ainsi que le ressort dynamique de cette comédie repose sur ce procédé qui dure tout au long de la pièce avant de se dissiper uniquement à l’avant-dernière scène du dernier acte (Acte V, scène 6). Il s’agit pour Dorante de prendre Clarice pour Lucrèce : c’est un premier quiproquo amoureux annonçant celui qui sera établi symétriquement à l’acte III, scène 5.
Comment ce quiproquo a-t-il pu s’installer ? Par l’entremise des deux domestiques : le cocher de Clarice et par le valet de Dorante. On voit l’importance de ces employés dans cette comédie aristocratique : Corneille a ajouté à la pièce espagnole un valet qui, non seulement est présent dans tous les actes, mais également joue un rôle très important sur le plan du rapport vérité/mensonge. S’agissant du cocher, il n’apparaît pas certes sur scène, cependant ses mots nous sont connus par le truchement du discours direct au vers 198 :
« La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la place virgule et son nom est Lucrèce. » (v 198)
Il s’agit pour nous de mesurer la fiabilité de l’information avec les paroles spontanées d'un domestique dont le caractère frustre résulte dans la forme des deux propositions indépendantes coordonnées donnant un effet haché, enfantin « ma maîtresse ». Ces propos nous permettent aussi d’en apprécier au fond l'ambiguïté : le quiproquo se nourrit précisément de cette absence de clarté avec ces trois éléments d'inégale importance : le premier concerne l'apparence physique qui relève d'un jugement de valeur ; les deux autres informations sont factuelles, donc objectives, à savoir le lieu de résidence et le nom de la personne. Interrogeons-nous là encore sur la portée du commentaire du cocher : c’est la première information-non factuelle- qui est source du quiproquo. Quoi de plus trompeur que les goûts provenant de préférence subjective ?
C’est le ressort de la comédie d’autant que l’interprétation qui en est faite par le valet diverge de celle du maître. C’est le jugement du maître impérieux qui prévaut ; il dit en effet : « Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,/ C'est Lucrèce (sc4 v. 202 203)”. Clitandre comment une grave erreur de jugement qui le conduit à s’enfermer dans un piège pour le plus grand plaisir des spectateurs. Il écarte Lucrèce pour un motif mondain :
« Quoi ! Celle qui s’est tu et qui, dans nos propos,
N’a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots ? (v 207)
On retrouve l’opposition classique entre maître et valet, sachant que l'argument du valet est tellement plein de bon sens que le goût de ce dernier va influencer le second. En effet, Dorante se met progressivement à regarder différemment Lucrèce. Après la feinte, le premier mensonge et le quiproquo, le même acte reprend le mensonge, mais sous un angle inédit : l’extravagance.
L’extravagance
En effet, à la scène 5, nous assistons à l'émergence d'un nouveau mensonge qui n'a plus de commune mesure avec le premier. On retrouve la question de la temporalité, mais d’une durée plus courte, d'un mois correspondant à la présence du héros cornélien à Paris. Quel est l’objectif de notre menteur ?
Cette indication a pour objet de mettre en valeur l’ingéniosité du héros qui est un marqueur de la comédie cornélienne. Nous verrons que cette temporalité s’oppose à la laborieuse cour entreprise par Alcippe auprès de Clarice (deux ans). Elle va de pair avec le caractère extravagant de la fête dont le héros s’autoproclame grand ordonnateur : “Je ris de vous voir étonné/ D'un divertissement que je me suis donné. v 252)
La vérité
Nous avons vu dans l'acte 1 les trois procédés qui concourent à l'altération de la vérité. Je vous rappelle que le mensonge ne peut se comprendre qu’au regard de la réalité.
Le tableau synthétique montre les moments de vérité qui passe par la bouche en premier lieu de Cliton, le valet doté du bon sens populaire dont la mission scénique est d’avertir son maître des périls qu’il court à la suite de ses mensonges :
mais enfin ces pratiques/ vous peuvent engager en de fâcheux intriques” (sc 6 v 370),
La vérité émane également des aristocrates tel que Alcippe et Philiste, ce qui correspond à l’idéal aristocratique de l’honnête homme du XVIIe siècle.
Il faut désormais s'intéresser à un personnage dont l'importance va aller croissant : il s'agit de Lucrèce qui aux scènes 2 et 3 est parfaitement silencieuse.
Dans notre perspective mensonge et comédie, ne peut-on pas interpréter ce silence comme un procédé permettant l'altération de la vérité ? En effet, ce silence qui ne sera rompu que vers la fin concourt aux effets comiques mis en place par Corneille.
Passons dans l'article suivant à l'examen détaillé des procédés comiques dans le 2e acte.
repère à suivre : compréhension de l'acte II