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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Analyse linéaire de la lettre d’Albert Camus à son instituteur, monsieur Germain, du 19 novembre 1957

Dans le contexte actuel, il est bon de lire et d'analyser la lettre d’Albert Camus à son instituteur, monsieur Germain, du 19 novembre 1957. L’auteur qui vient de se voir attribuer le prix Nobel de littérature s’est empressé d’exprimer sa gratitude à celui qui lui a permis de s’instruire. Un bel hommage à rendre aussi  à tous les professeurs qui au péril de leur vie ont exercé ou exercent ce métier. 

Analyse linéaire de la lettre d’Albert Camus à son instituteur, monsieur Germain, du 19 novembre 1957


 

repère : thème de l’école : analyse

Gratitude

À la suite du récent décès de Dominique BERNARD et trois ans après celui de Samuel PATY, deux enseignants victimes d’actes de terrorisme dans l’exercice de leur métier, la Gazette entend vous proposer de relire le plus vibrant hommage rendu par un élève au corps enseignant : je veux parler de la fameuse lettre d’Albert Camus à son instituteur, monsieur Germain du 19 novembre 1957.

L’auteur qui vient de se voir décerner le prix Nobel de littérature s’est empressé d’exprimer sa profonde  gratitude à celui qui lui a permis de s’instruire.

Reconnaissance, voilà un terme trop souvent galvaudé qu’il est bon de remettre en vigueur. L’analyse qui vous est proposée rend ainsi hommage au travers de monsieur Germain à tous les professeurs qui, au péril de leur vie, ont exercé ou exercent ce métier pour apporter le savoir à des générations.

Méthode

La Gazette vous propose d’utiliser sa méthode d’analyse : il s’agit de colorier le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

       6           GROSSES                                      CLEFS

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style 

“Cher Monsieur Germain/

Jai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous./ Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève./

Je vous embrasse, de toutes mes forces.
Albert Camus” 

(19 novembre 1957)

Plan linéaire et problématique 

Cette lettre est généralement lue sans que l’on prête attention à la manière dont l’auteur s’exprime. C’est un texte d’une pudeur émouvante qui repose sur une difficulté à énoncer les choses, en l’occurrence sa réussite littéraire. Nous allons l’analyser au regard de la problématique suivante : comment Camus rend-il compte de son succès littéraire ? Trois mouvements linéaires sont à noter : 

  • l’épistolaire : adresse/formule de politesse

  • le prix Nobel : “Jai laissé s’éteindre/pour vous”

  • la reconnaissance : Sans vous,/élève

  1. l’épistolaire

Camus a choisi la forme d’une lettre privée pour rendre un hommage appuyé à son instituteur. 

On retrouve ainsi les codes d’usage avec l’adresse formelle “cher Monsieur” et la formule de politesse finale qui se fait proche “Je vous embrasse”. 

Mais cette lettre va au-delà du simple remerciement. 

Elle est marquée par le sceau d’une émotion contenue au début pour être totalement lâchée à la fin.

On perçoit néanmoins -à ce stade- de la tendresse avec la mention du patronyme de son enseignant qui résonne avec douceur avec l'allitération en m “monsieur/Germain” et l’assonance en r “cher/Germain”  signant ainsi l’affection toute simple de l’élève à son enseignant.

Après l’adresse, cette lettre expose un contexte particulier : l’annonce du prix Nobel de littérature.

  1. le prix Nobel

À la question de savoir comment Camus rend compte de son succès littéraire, nous verrons que cette récompense prestigieuse n’est jamais citée expressément et que son bénéficiaire contient difficilement son émotion.

a. une récompense non nommée

Aucune mention du prix Nobel ne figure que ce soit sur le plan de l’objet ou de l’origine. 

  • son objet

Sur le premier point, Camus procède par allusion. Il ne parle pas expressément de son prix Nobel. 

En ce début de lettre, il procède par simple insinuation : il utilise ainsi le groupe nominal “le bruit” qui présente un aspect péjoratif et notons que le déterminant défini “le “ signifie bien qu’il s’agit du Nobel. 

Ce terme va de pair avec son synonyme “la nouvelle” qui présente un aspect davantage mélioratif. Cela reste une information délibérément neutre.

Pourquoi évoque-t-il sa réussite avec ces deux termes ? 

Il évoque moins la distinction dont il a fait l'objet que de la publicité qui en a découlé. 

Il le fait en recourant au sens de l'ouïe.

Cette manière d'écrire lui permet ainsi d'évoquer cette récompense avec pudeur...

  • son origine

Sur le second point, l’auteur ne précise pas non plus le nom du comité Nobel qui décerne annuellement ce prix ; il se borne à employer vaguement le pronom impersonnel “on”. 

Pourquoi cette omission lui qui a paradoxalement accordé de l’importance au choix des mots ? C’est l’émotion qui l’en empêche.

b. l’émotion

L’émotion l’empêche en fait de nommer les choses. On mesure ainsi la gêne qu'il éprouve dans la rédaction formelle de la lettre et dans le fond, dans la tentative de remettre les choses en perspective.

  • la rédaction

Il suffit de regarder la tournure de la première phrase, l’emploi des adverbes, la conjugaison pour comprendre le choc qu’a causé l’annonce de ce prix.

Ainsi la tournure de sa première phrase complexe est à l’image de la situation paralysante à laquelle il doit faire face. On note la principale “Jai laissé s’éteindre” suivie d'une proposition subordonnée relativequi m’a entouré” et enfin la subordonnée infinitive “avant de venir vous “

La principale “Jai laissé s’éteindre un peu le bruit" montre qu’il a adopté une attitude de consentement : il a attendu que l’onde de choc diminue par lui-même.

Il se sent l’objet d’une attention qu’il subit de la part des autres. Mais il s’oblige à garder la tête froide : il emploie la métaphore du feu, “s’éteindre un peu le bruit” à l’image de la gloire littéraire reçue. 

Or cela n’a pas été sans difficulté comme la proposition infinitive le dit “avant de venir vous parler” : on note l’effort avec les deux verbes de mouvement “venir/parler”, c’est-à-dire la cause/la conséquence. 

La lettre prend donc un aspect conversationnel avec le verbe de parole “parler” : cela lui donne une tonalité plus intime. Et pourtant on ne connaît toujours pas l’objet de la lettre, car il n’y a pas de complément d’objet indirect au verbe parler : l’auteur éprouve encore beaucoup de difficultés à énoncer les choses comme on le voit avec l’emploi des adverbes de quantité opposés “un peu/tout” produisant un effet d’indétermination. Camus n’arrive pas à exprimer ce qu’il ressent dans son for intérieur, représenté par le nom “coeur”. On est au niveau du sentiment et non de la raison.

On voit donc que ce prix Nobel a entièrement bousculé sa vie : le connecteur de temps avec la durée indéfinie “tous ces jours-ci” montre parfaitement l’amplitude du choc passé. La conjugaison vient appuyer le changement de situation avec le recours au passé composé “Jai laissé”/”m’a entouré”/ ai recherché/sollicité” qui va de pair avec le présent “on vient de “ : on est donc sur un laps de temps très court. 

  • la remise en perspective

Camus cherche à remettre en perspective ce qui lui est arrivé dans la deuxième phrase complexe. 

Il revient en arrière. 

On note le balancement opposé entre une principale “On vient de me faire un bien trop grand honneur” qui est à la forme affirmative et la proposition subordonnéeque je n’ai ni recherché ni sollicité” qui est à la voie négative.

On voit, en outre, l’opposition aussi entre le superlatif “un bien trop grand” et les deux conjonctions de coordination de négation “ni/ni”: là encore, l’embarras de l’écrivain est évident ; il s’oblige à se justifier avec la redondance des deux participes passés  “recherché/sollicité”. C’est la partie de la lettre qui témoigne de l’humilité de l’écrivain dont on connaît la plume trempée dans une morale irréprochable. Il se voit attribuer un prix auquel il n’avait jamais pensé.

Le connecteur de temps est introduit par une conjonction de coordination ayant une valeur d’opposition “mais : la conjonction “quand” forme une subordonnée conjonctive circonstancielle mise en début de phrase pour donner un effet d’accentuation. La principale à la fin “ma première pensée a été pour vous" met l’accent sur l’esprit “ma pensée” qui dépasse le nom “coeur” évoqué précédemment : l’auteur situe ainsi son hommage sur le plan intellectuel : on passe donc du sentiment à la raison, ce qui donne de la profondeur à ce qui va suivre. 

On note aussi la gradation dans son affection qui est descendante, d’abord l’amour maternel “après ma mère” et tout de suite après “pour vous”. Ce n’est pas anodin ce rapport de la mère à l’instituteur : il considère ce dernier comme un être qui lui est particulièrement proche. Cette place ayant été donnée à cet homme dans son histoire personnelle, il peut exprimer sa reconnaissance. 

  1. la reconnaissance 

On assiste alors à un débordement de reconnaissance exprimé cette fois sans retenue. On note le champ lexical de l’éducation et le double registre pathétique et lyrique.

  1. le champ lexical

Le champ lexical de l’éducation est convoqué dans ce texte avec les noms “enseignement”/élève/écolier/”travail”/”effort”. 

C’est donc à hauteur d’enfant qu’il opère un déplacement d’écrivain à élève pour diriger avec justesse sa reconnaissance vis-à-vis de son instituteur. 

On découvre alors l’emploi d’un double registre.

  1. double registre pathétique et lyrique

Camus lui rend un hommage avec la triple répétition de la préposition “sans” provoquant une forte émotion. L’auteur adopte un mouvement ternaire partant de l’intérieur de la personne “sans vous” vers l’extérieur “sans cette main” pour aboutir chez l'élève à un cheminement intellectuel “sans votre enseignement/votre exemple” : il définit parfaitement donc la mission de l’enseignant avec la bienveillance caractérisée par la métaphore de la “main affectueuse”.

Il rappelle dans le même temps sa situation sociale, pathétique, “au petit enfant pauvre” : on compte deux épithètes pour accentuer la misère de son enfance. On voit aussi le mouvement cette fois ascendant, du bas vers le haut, permis par le verbe “ vous avez tendue”.  Après le cœur, on a la main, de l’intérieur vers l’extérieur, du théorique à la pratique, un mouvement vers l’humanité.

Camus met donc expressément en avant son professeur, son modèle, en minimisant sa propre réussite -toujours non nommée “tout cela”- avec la proposition “rien de tout cela” : il reprend l’opposition rien/tout. Mais il va plus loin avec le changement de mode “ne serait arrivé” : le conditionnel revêt alors une valeur d'hypothèse tragique qu’il élude par pudeur : il signifie qu’il aurait pu rester miséreux comme le suggère la tournure négative produisant un effet de litote “rien …ne serait arrivé”

Il relativise donc sa réussite littéraire qu’il évoque enfin, mais de manière lapidaire “cette sorte d’honneur” : il signifie qu’il n’est pas dupe des récompenses avec la tournure négative “Je ne me fais pas un monde “. Il place ses mérites entre les mains de son enseignant.

La dernière phrase prend alors un aspect vibrant au travers de sa construction. Notons la reprise des verbes de paroles “dire/assurer” dans les deux propositions infinitives ayant une valeur de but. L’auteur se sert de ce prix pour faire l'éloge à son tour de son maître. 

On retrouve la pudeur de Camus avec l’indétermination de ce qu’il a reçu “ce que vous avez été, et êtes toujours pour moiet l’opposition passé/présent. 

La deuxième proposition infinitive débouche sur une proposition subordonnée conjonctive “que vos efforts, votre travail et le cœur généreux “ comprenant une énumération à un rythme ternaire allant de l’intérieur/extérieur/intérieur. Cette proposition s’ouvre sur une autre proposition relative “que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers” : l’écrivain emploie deux fois l’adverbe “toujours” appuyé par l’adjectif attribut du sujet “vivants” pour signifier l’influence durable de monsieur Germain dans sa vie. 

C’est à hauteur d’enfant “malgré l’âge qu’il conclut cet hommage à son instituteur. On voit apparaître l’adjectif “reconnaissant“ résumant parfaitement le sentiment qu’il éprouve. 

Il faut attendre la fin de la lettre “Je vous embrasse, de toutes mes forces.” pour mesurer toute son émotion.

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