Analyse-Livres & Culture pour tous
27 Janvier 2023
Comment l’énergie est à l'œuvre dans la conclusion du pacte de Raphaël dans la Peau de chagrin ? À cette problématique, Balzac répond par une transformation du désir de fête en orgie et, au travers de la langue, aux oppositions entre les rythmes, entre les phrases, aux terminologies marquant l’intensité, en jouant sur les sens, les registres …
Nous allons montrer les éléments à partir desquels Balzac conçoit sa propre vision du roman énergétique selon le plan suivant :
Un roman de l’énergie selon Balzac :
a.définition de la Peau de chagrin :
-nature et rôle de la Peau de chagrin (Balzac)
-analyse linéaire du pacte entre Raphaël et la Peau (première partie)
b.l’énergie de la lumière :
- analyse linéaire du lendemain de l’orgie (deuxième partie)
c. l’énergie du désir :
- le rôle "énergivore" du désir,
- l’analyse linéaire de la mort de Raphaël (troisième partie)
d. les registres fantastique et tragique
Aujourd’hui, nous allons analyser de manière linéaire le pacte souscrit par Raphaël de Valentin. Nous allons l’étudier en utilisant la méthode propre à la Gazette littéraire. Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant :
6 GROSSES CLEFS
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
Précisons le contexte :
Nous sommes à la première partie du roman, le jeune héros, encore non nommé par Balzac, retarde son projet de se suicider dans la Seine en errant dans Paris. Il entre par hasard chez un antiquaire : ce dernier possède entre autres choses un objet exotique : une Peau de chagrin.
Trois mouvements se distinguent :
- 1. un vaste questionnement de l’antiquaire : le début …d'un vouloir ou d'un pouvoir ?
- 2. choix de de Valentin : “Eh ! bien, oui,...incroyable vivacité. “
- 3. La justification de Raphaël: “J'avais résolu ma vie… “ la fin.
La problématique qui se dégage est celle de savoir comment l’énergie est à l'œuvre dans la conclusion du pacte de Raphaël.
Balzac choisit le style direct pour cette scène capitale. Pourquoi ? Ce style permet aux lecteurs d'être confrontés, sans intermédiaire, aux paroles et aux actes des protagonistes. Ces derniers peuvent s’exprimer et se justifier avec la spontanéité nécessaire, rendant la scène plus vivante.
“Ceci, dit−il1 d'une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n'est peut−être qu'un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent−elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient−il pas de savoir ? et qu'est−ce que la folie, sinon l'excès d'un vouloir ou d'un pouvoir ? /
/− Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l'inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
− Jeune homme, prenez garde, s'écria le vieillard avec une incroyable vivacité. /
/− J'avais résolu ma vie par l'étude et par la pensée ; mais elles ne m'ont même pas nourri, répliqua l'inconnu. Je ne veux être la dupe ni d'une prédication digne de Swedenborg2, ni de votre amulette orientale, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta−t−il en serrant le talisman d'une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale3 digne du siècle où tout s'est, dit−on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu'à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que cette nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissant nous emporte dans son char à quatre chevaux, par−delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s'élèvent ou s'abaissent, peu m'importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j'ai besoin d'embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. /
Honoré de Balzac, La Peau de Chagrin, Partie 1, 1831.
1 Il désigne l’antiquaire.
2 Swedenborg est un scientifique et théologien suédois, célèbre pour ses visions mystiques.
3 Bacchanale : orgie.
1. un vaste questionnement :
On note la réflexion métaphysique de l'antiquaire qui est axée sur le problème du mal et sur une vision pessimiste.
a) la question du mal
On est en présence de quatre phrases interrogatives ; cela correspond à un rythme quaternaire axé sur un problème existentiel, celui du mal. Celui-ci est lié, selon lui, à la démesure, symbolisant la force et l'énergie, mais il n'en est pas sûr ; il emploie alors l’adverbe de probabilité "peut-être" produisant un effet de nuance.
b) vision pessimiste
Utilisation par l’antiquaire des termes marquant l’intensité avec les superlatifs "les plus", les adverbes "trop", "toujours" outre les adjectifs, "violent" "excessif", et enfin le nom "folie" pour appuyer cette vision pessimiste.
La pensée de l'antiquaire est nourrie par l'emploi rythmé de phrases complexes qui montrent le degré poussé de sa réflexion : on note des propositions de différents types : subordonnées relatives "qui tuent" ou conjonctives circonstancielles "où" ou d'opposition "tandis que".
À l'intérieur, on retrouve une opposition dans leur forme affirmative/négative-restrictive, soit 2 valeurs énergétiques opposées positif/négatif.
On a ainsi un rythme binaire entre est "Là sont "et ne/pas, ne...que : le vieil homme envisage de définir le mal par ce qu'il est /n'est pas "ne caressent−elles pas ".
Balzac fait dialoguer brièvement les deux protagonistes avant la prise de décision;
a) derniers avertissements de l’Antiquaire
Il recourt surtout aux oppositions nombreuses : pouvoir/savoir-sagesse, blessent/caressent comme un choix existentiel à faire dans l'existence.
Il emploie aussi des énumérations, preuve de la connaissance de l'âme humaine du vieillard : "vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs” : on note la gradation des forces, les idées (bien) et les intempérance (mal), traduit par l'oxymore "violent plaisir" "douces ténèbres" .
Il recourt au champ lexical de la mort "tue" "trop vivre""ténèbres""blessent" "douleurs" : on est dans le double registre pathétique et tragique.
L’Antiquaire se fonde, en outre, sur un chiasme intéressant le rapport cause/conséquence indéfini :" la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté" : liaison opposée entre mal/volupté et donc la définition du sadisme.
Enfin 3 sens sont convoqués la vue/le toucher/l'ouïe pour évoquer les plaisirs charnels de l'être humain, plein de sensualité.
b) prise de décision de Raphaël
Ce passage très court est intercalé entre les deux exposés de l'antiquaire/Raphaël : dans quel intérêt ?
Mais c'est au jeune héros de développer maintenant son argumentation qui est plus longue que la précédente : il cherche à se justifier.
Dans cette dernière partie, la justification de Raphaël enclenche le mécanisme du talisman par un acte de volonté
a) Un acte de volonté
On assiste à un changement de mode et de temps signifiant une rupture avec une vie ancienne jugée avec des termes péjoratifs “pas nourri”/”impossible” face à une décision justifiée. Ainsi à un bref retour en arrière, au plus-que-parfait, “J'avais résolu”, on note un écho plus proche, au passé composé, “m'ont pas nourri” : ces deux temps du passé de l’indicatif marquent un temps révolu.
Raphaël adopte ensuite un ton graduellement plus solennel au présent d'énonciation avec le verbe de volonté exprimé d’abord à la voie négative et ensuite affirmative : “Je ne veux être la dupe”/”Je veux un dîner “.
b) activation du talisman
C’est alors qu’il met en marche le talisman auquel il ne croit pas vraiment puisqu’il le qualifie péjorativement “d’amulette orientale”. Mais il tente le tout pour le tout, en touchant de manière plus compulsive l’objet une deuxième fois : cette fois, il le presse “en serrant” : le toucher joue un rôle fondamental sur le plan énergétique.
Joignant le geste et la parole, il recourt, cette fois, au monde subjonctif donnant un effet performatif, avec trois phrases exclamatives : “Que mes convives soient jeunes/Que les vins se succèdent /Que cette nuit soit parée de femmes ardentes !". Cela donne un rythme ternaire incantatoire.
Son désir est exprimé dans la précision avec le genre des convives (jeunes, spirituels et sans préjugés”, et “femmes ardentes”), la nature des boissons offertes, “plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer” et la durée de la fête “pour trois jours”.
c) désir orgiaque
On note une gradation ascendante dans la fête qui se transforme en désir orgiaque. Le champ lexical du banquet offre la référence au dieu des libations, Bacchus avec l’adjectif ”bacchanal”. La “Débauche en délire” cesse d’être un nom commun pour devenir une déesse qui se comporte comme un fauve : le chaos s’installe puisque tout sombre dans l’excès.
L’ivresse ouvre le champ de la perte de connaissance avec la métaphore du "char" des dieux, et le mouvement de tournis dans le sens haut/bas. Mais ce mouvement s'emballe "montent-s’élèvent/plonge/s’abaissent" /"le ciel/terre.
Le discours de Raphaël est toujours dans l’outrance puisque la morale “âmes” est balayée d’un revers de main avec l’exclamation : “peu m'importe !”.
Pour conclure, le jeune homme ne veut plus, mais “commande”. On change de cadre, il devient un homme ivre de pouvoir qui épuise toutes les jouissances charnelles “embrasser”/”plaisirs”/ “étreinte” avant de mourir : “pour en mourir” : on conclut dans le registre tragique : la destruction de son être par l’excès de vie…
Dans l’article suivant, nous analyserons le rôle de la lumière
repère : le rôle de la lumière