Analyse-Livres & Culture pour tous
31 Octobre 2022
Dans Sido, l’auteur nous montre l’importance de sa mère dans la construction du lien avec le monde. Dans le passage relatif aux fleurs, Colette choisit de la présenter comme un être non seulement original, mais également profond en ce qu’elle place la vie au-dessus de toute valeur.
repère : bac : analyse linéaire
Dans le cadre de notre dossier consacré à Colette, nous vous proposons une présentation et une analyse de l'œuvre selon la progression suivante :
1. présentation des œuvres :
2. analyse linéaire des passages : comment l’idéalisation créatrice repose-t-elle sur l'utilisation de paradoxes ?
Aujourd’hui, nous verrons le premier passage démontrant l’importance de sa mère dans la construction du lien avec le monde. Nous l’analyserons en utilisant la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©. Découvrons-la dans le détail, si vous le voulez bien.
Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant :
6 GROSSES CLEFS
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
Ce petit passage illustre très bien notre problématique liant la célébration du monde aux paradoxes. Ce texte montre le travail de réécriture littéraire de Colette : nous pouvons relever trois parties :
1. Le respect des fleurs prôné par la mère,
2. Le sacrifice d’une fleur permis par la mère,
3. La jalousie de la fille.
« Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs. Elle qui ne savait que donner, je l’ai pourtant vue refuser les fleurs qu’on venait parfois quêter pour parer un corbillard ou une tombe. Elle se faisait dure, fronçait les sourcils et répondait « non » d’un air vindicatif.
– Mais c’est pour le pauvre M. Enfert, qui est mort hier à la nuit ! La pauvre Mme Enfert fait peine, elle dit qu’elle voudrait voir partir son mari sous les fleurs, que ce serait sa consolation ! Vous qui avez de si belles roses-mousse, madame Colette…
– Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort !
Après ce cri, elle se reprenait et répétait :
– Non. Personne n’a condamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert./
/Mais elle sacrifiait volontiers une très belle fleur à un enfant très petit,un enfant encore sans parole, comme le petit qu’une mitoyenne de l’Estlui apporta par orgueil, un jour, dans notre jardin. Ma mère blâma le maillot trop serré du nourrisson, dénoua le bonnet à trois pièces, l’inutile fichu de laine, et contempla à l’aise les cheveux en anneaux de bronze, les joues, les yeux noirs sévères et vastes d’un garçon de dix mois, plus beau vraiment que tous les autres garçons de dix mois. Elle lui donna une rose cuisse-de-nymphe-émue qu’il accepta avec emportement, qu’il porta à sa bouche et suça, puis il pétrit la fleur dans ses puissantes petites mains, lui arracha des pétales, rebordés et sanguins à l’image deses propres lèvres…/
– Attends, vilain ! dit sa jeune mère.
Mais la mienne applaudissait, des yeux et de la voix, au massacre de la rose, et je me taisais, jalouse…/
le respect des fleurs prôné par la mère
Dans ce premier paragraphe, on note la mise en récit d’une scène remarquable, un usage social bien établi et un refus paradoxal.
a. une scène remarquable
On relève l’opposition entre deux personnages, celle qui fait l’action, “Sido”, “elle”, et le témoin racontant dans le détail, sa fille, avec le pronom personnel “je”.
Pour décrire cette scène étonnante, Colette emploie deux sens la vue “voir”/“vue” et l'ouïe “répondait” ainsi que toutes les tournures exclamatives : le but recherché est de donner l’impression d’une scène extrêmement vivante.
Un principe est posé au style indirect avec la tournure : “«Sido» répugnait”. On note que le verbe comporte un sens péjoratif, ce qui est paradoxal pour définir une affection positive. Colette décrit ainsi sa mère pour souligner ses goûts tranchés et son fort caractère.
C’est une description qui repose aussi sur l’imparfait “répugnait”/“savait/“venait“/“faisait”: la valeur de l'imparfait renvoie à une habitude. Laquelle ? Celle d’offrir des fleurs lors d’un décès.
un usage social établi
Offrir des fleurs constitue, en effet, un usage social établi à l'époque de Colette ; on le relève avec le pronom impersonnel “ on venait parfois quêter” associé à la valeur d’habitude produite par l’imparfait. Dans quel but ?
L’offrande des fleurs vise à atténuer la douleur : “consolation”. C’est donc une pratique généreuse et sociale à laquelle Sido répond de manière outrancière.
un refus paradoxal
La réaction de la mère se fait contradictoire avec l’opposition “donner/refuser”. L’auteure choisit la tournure restrictive “ne…que” pour souligner sa générosité ; mais dans ce souvenir, Sido adopte une attitude contraire. Pourquoi ?
le champ lexical de la mort
Colette utilise un paradoxe : elle choisit le champ lexical de la mort et donc le registre tragique pour montrer son attachement à la vie : “hécatombe” qui est de surcroît une hyperbole, “corbillard” /“tombe” /“consolation”.
Sous la plume de Colette, le mort est affublé du lieu de séjour des réprouvés “Enfert” : notons la liberté de ton et l’humour noir de l’auteure.
Par ailleurs, Colette montre le caractère entier de Sido à l’aide d’une énumération de verbes en apposition “faisait dure”, "fronçait" et “répondait non d’un ton vindicatif”.
Pour que nous ayons une idée plus vivace de Sido, Colette choisit le style direct avec trois courts dialogues : elle passe alors au présent et recourt à des phrases exclamatives, donnant de la vigueur au récit.
la demande initiale
Dans un premier temps, le contenu de la demande est exprimé par une personne non nommée ; elle veut émouvoir Sido avec la répétition de l’adjectif “pauvre”.
Cette requête est polie et compassée avec une phrase complexe comportant une subordonnée relative “qui est mort” et des subordonnées conjonctives réintroduisant le style indirect “elle dit que” suivi du conditionnel "voudrait voir”/”serait” : la quémandeuse donne toutes les raisons pour obtenir gain de cause.
Elle finit par l’apostrophe “Vous qui avez”/“madame Colette” en interpellant directement Sido tout en la flattant avec la formulation “si belles roses-mousse”. Mais les points de suspension montrent que Sido lui coupe la parole et s’emporte.
La fin de non-recevoir
Cette dernière s’y oppose, en effet, de manière impolie avec trois phrases non verbales exclamatives : “Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort !”.
On note ainsi son insensibilité qui est accentuée avec l’opposition “sous les fleurs”/”sur un mort”.
Pour insister sur le manque de tact de Sido, Colette emploie en outre le terme “cri”, le sens de l'ouïe est encore une fois convoqué dans ce souvenir. La réponse est une atteinte à la bienséance. Sido, sur le fond et sur la forme, adopte une attitude particulièrement choquante.
D’ailleurs, Colette procède par allusion avec “elle se reprenait”. Il est suggéré que Sido se rend compte de son manque de tact, qu'elle change d’attitude : on assiste à une réponse en bonne et due forme avec une phrase cette fois verbale.
Changeant de ton, Sido ne change pas sur le fond puisqu’elle répète la négation “non”.
Elle conclut l’entretien par une affirmation solennelle : “Personne n’a condamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert.” Cette phrase nous renseigne sur les valeurs morales de Sido.
Ainsi on note une personnification de ses fleurs, “condamné mes roses” : ces dernières sont présentées comme des victimes innocentes d’un supplice injuste : Colette magnifie paradoxalement ses fleurs en partant du registre tragique. On est dans le champ lexical morbide du châtiment, “condamné”/”mourir”. Elle refuse de lier leur sort à la mort de son voisin avec le connecteur “en même temps”.
L’emploi du pronom indéfini “personne” est en réalité un pied de nez à la demande, mais aussi à la société, aux conventions voire à la religion. Sido voue un culte à la nature et donc aux fleurs de son jardin avec le possessif “mes roses”.
Ce portrait de Sido suffirait à nous la représenter comme une femme non conformiste, mais Colette poursuit dans une autre séquence beaucoup plus étonnante.
le sacrifice d’une fleur permis par la mère
Revisitant son passé, Colette choisit de compléter le portrait de Sido. Elle utilise un procédé particulier afin d’obtenir le renversement de perspective et de rendre un culte à la vie.
un procédé inversé
Colette lie les deux séquences avec une conjonction de coordination “mais” introduisant une opposition à venir. Dans ce nouvel exemple, l’écrivaine choisit d’inverser les personnages.
Ainsi “Monsieur Denfert” est remplacé par un enfant en bas âge, soit deux personnages représentant les deux extrémités de la vie. Cette fois-ci, c’est le champ lexical de l’enfance qui est convoqué : “nourrisson” /“maillot”/”sans parole”/”bonnet”/”fichu”.
En outre, la quémandeuse est remplacée par une voisine avec la périphrase :” une mitoyenne de l’Est”.
Colette nous la désigne comme une mère jugée inexpérimentée par Sido toute-puissante “blâma” : “trop serré”/”dénoua”/”inutile”.
L’action est clairement située dans le jardin, lieu clos, qui est le centre de gravité. L’action est décrite au passé simple, comme un événement unique : “comme le petit qu’une mitoyenne de l’Est lui apporta par orgueil, un jour,”
Il reste que Sido est là comme dans la première partie, mais son attachement aux fleurs change radicalement : “Mais elle sacrifiaitvolontiers une très belle fleur “ : la notion de sacrifice présente un sens positif, c’est devenu un don qu’elle fait de bon cœur. Elle joue un rôle actif et non passif comme dans la première phase. Quelle est la raison d’un tel revirement ? Un renversement de perspective.
un renversement de perspective
Colette renverse, en effet, la perspective : le culte de Sido pour les fleurs dépasse le cadre de la nature pour embrasser, en réalité, quelque chose de plus profond : la vie.
La vie est incarnée par l’enfant, terme utilisé plusieurs fois avec des redondances "petit"/nourrisson/”garcon de dix mois”. C’est un être pur, avec l’expression “sans parole”. Sido adopte une conception rousseauiste, l’innocence.
Le bébé est rendu à la nature, dépouillé de ce qui, culturellement, le cache et surtout l’entrave, “trop serré”/”dénoua”/”inutile” : ce qui constitue une forme de mort d’un être à lui-même.
Et c’est Sido qui restitue à l’enfant sa vraie nature comme un grand prêtre. Elle utilise des termes liturgiques “sacrifice”/“bronze” ainsi que lerythme ternaire “blama”/”dénoua”/contempla”.
Puis à la phrase suivante, Sido aboutit à un don, “donna”. La fleur est l’objet d’un culte sacrificiel.
c. le culte de la vie
Colette recourt à une phrase complexe donnant un rythme lent. Colette entend magnifier le spectacle qui se joue sous ses yeux. Le champ lexical du corps est employé “bouche”/”mains”/”lèvres”. C’est une expérience sensorielle à laquelle on assiste avec le toucher “pétrit”/ “arracha”, le goût ”porta à sa bouche”/”suça”: l’enfant détruit la fleur “arracha les pétales”. Mais loin d’être décrite comme une catastrophe, la scène est de l’ordre du mélioratif,“pétrit” : on pétrit le pain pour en faire quelque chose, combler une faim.
Sur le plan symbolique, l’enfant fait totalement corps avec la fleur comme Colette le suggère avec la comparaison entre la rose et les lèvres de l’enfant “à l’image de ses propres lèvres…“
De cette destruction sort une connaissance simple, proche de la nature, qui éveille l’enfant, sa conscience. C’est une démarche pleine de vitalité.
Mais les points de suspension rythment à nouveau cette scène qui s’arrête. Pourquoi ? C’est le moment où la fille reprend en main l’histoire.
la jalousie de la fille
Les points de suspension mettent fin à l’épisode et témoignent d’un malaise avec une chute saisissante.
a. la fin de l’épisode
Avec les points de suspension, on coupe court à la description et on revient à l’histoire : Colette fait alors intervenir la jeune mère jusque-là taiseuse. Le style direct est là de nouveau avec une phrase exclamative comprenant un impératif : “Attends, vilain ! “.
L’enfant est donc grondé. L’action est brève et contraste avec le temps long de la préhension de la fleur par l’enfant.
L’histoire change à nouveau de rythme pour repartir au style indirect avec une deuxième rupture : “Mais la mienne applaudissait”. On mesure l’opposition entre la jeune mère et Sido, l’une qui se fâche et l’autre qui encourage “applaudissait” et l’insistance avec les éléments du corps “ yeux et de la voix” : Sido se met à l’unisson avec l’enfant en s’opposant à la mère de ce dernier.
On note une gradation : le sacrifice est devenu “un massacre de la rose” : on est encore dans le domaine de la personnification et du registre tragique, mais à des fins de glorification de la vie.
b. une chute saisissante
Dans la dernière proposition coordonnée, le témoin de la scène fait une brève apparition dans l’histoire : “et je me taisais, jalouse…” : de manière elliptique, Colette en dit long d’abord sur son opposition avec sa mère qui parle alors qu’elle se tait. Elle en donne l’explication avec l’adjectif “jalouse” mis en apposition. La remémoration du souvenir laisse des traces d’une souffrance passée qui redonne à nouveau une nouvelle forme au registre tragique. Pour souligner cette pudeur, Colette recourt à nouveau aux points de suspension.
Dans l’article suivant, nous analyserons le jardin de son enfance.
repère : le jardin de son enfance