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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

La question du “je” dans "Manon Lescaut " (Prévost)

L'abbé Prévost a choisi une perspective subjective qui crée une relation de confiance avec le lecteur : il instaure un lien de connivence et de proximité dans le cadre de la lecture. Mais en faisant ce choix, il place un narrateur trop impliqué dans sa propre histoire qui est peu fiable sur le plan de la vérité. Le statut de la vérité est important pour Renoncour qui la transgresse pour le plus grand plaisir du lecteur. Pour Des Grieux, ce n’est pas la vérité qui est l’enjeu, mais la recherche de sens qu’il donne à son histoire.

le "je" dans Manon Lescaut, Prévost, narrateur
illustration Brunelleschi

 

repères : bac : Manon Lescaut

Plan

La problématique du dossier que nous consacrons à Manon Lescaut est la suivante : un roman de la transgression, un nouveau genre littéraire ?

Pour répondre à cette question, il vous sera proposé un dossier contenant les articles suivants :

Nous avons vu précédemment le contexte historique qui situe le roman, nous avons évoqué le rôle de la géographie dans le phénomène de transgression ; nous analyserons aujourd’hui la question du “je” dans le récit lui-même. Nous excluons l’auteur dans son avis qui sera traité dans l’article suivant.

Perspective subjective

Ce livre est écrit à la première personne du singulier. Il diffère des romans du XVIIe siècle rédigés de manière impersonnelle. L'abbé Prévost a choisi une perspective subjective qui crée une relation de confiance avec le lecteur  : il instaure un lien de connivence et de proximité dans le cadre de la lecture. 

Mais pour autant, le recours à ce procédé stylistique qui est une singularité de cette œuvre bouleverse le genre romanesque. Pourquoi ?

Narrateurs

Il faut noter que ce n’est pas la même personne qui s’exprime tout le long du roman proprement dit (nous verrons le cas de l’avis de l’auteur dans un autre article) : on compte en réalité deux narrateurs dans l’ordre chronologique :

  • monsieur de Renoncour,
  • le chevalier Des Grieux,

Si l’emploi du “je” constitue un point de vue subjectif, il n’en demeure pas moins que le narrateur s’exprime avec son propre point de vue, forcément interne, et avec ses émotions : c’est donc un narrateur peu fiable sur le plan de la vérité. 

Nous verrons que Renoncour jure de sa bonne foi, à l’inverse de Des Grieux. Pour ce dernier, ce n’est pas cette objectivité qui est recherchée, c’est la remémoration de l’histoire passée. 

Monsieur de Renoncour

C’est le premier narrateur, il prend deux fois la parole  : 

  • au début du livre,
  • à la fin de la première partie. pour permettre au héros de se reposer et de dîner avec son auditoire

Au début du roman, il évoque par allusion sa solitude, élément qui ne doit rien au hasard : c’est pour nous le présenter comme un être sensible, ce qui fait donc de lui le meilleur interlocuteur possible. De fait, Renoncour sait écouter et sait aider à l’occasion (cf. Il offre de l’argent à Des Grieux et aux gardes lors de l’épisode de Pacy). 

C’est en outre celui qui est touché par la fin de l’histoire puisqu’il ne reprend plus la parole. 

C’est enfin un homme de qualité qui s’efface devant son interlocuteur : il le fait avec des gages donnés au lecteur comme le confirme l’analyse du passage ci-après selon la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©. 

Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

       6           GROSSES                                      CLEFS

 

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style

 

“Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et quon peut s’assurer,par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde.

Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui. “

Dans ce court extrait, Renoncourt précise le contour de son statut d’écrivain : c’est  l'ouïe qui est convoquée : le verbe entendre s’oppose au toucher avec “écrivis”. Tout le récit est fondé sur l’oralité de la confession de Des Grieux. Le narrateur exerce la fonction de rapporteur d’une histoire. Son statut l’oblige à préciser l’authenticité des propos rapportés. Laproblématique qui se pose est donc celle de sa transcription avec pour corollaire, son authenticité. Pour cela, trois points sont à relever :

  • le facteur temps,
  • l’interpellation du lecteur,
  • les gages d’authenticité
  1. le temps

Le narrateur cherche à gommer la barrière du temps entre ce qui a été dit et ce qui a été retranscrit. On trouve ainsi trois connecteurs précis “presque aussitôt après” qui  prouvent la prompte fixation du discours. L’emploi de l’infinitif passé  “après l’avoir entendue” joue un effet de redondance sur son caractère immédiat. Enfin l’emploi du passé simple, “j’écrivis son histoire” achève d’en faire une action soudaine : on comprend donc que le narrateur a restitué l’histoire en une seule fois, pour ne rien oublier. Ces précautions de langage sont associées à l’interpellation du lecteur

  1. interpellation du lecteur

On peut dire que cette adresse directe au lecteur rappelle l’avertissement placé au début du roman. Mais nous verrons dans l'article suivant toute l'ambiguïté de cet “avis de l’auteur”.  

On peut dire que Renoncour s’adresse directement au lecteur avec l’emploi du présent de l’indicatif qui résonne pour toute éternité : “Je dois” /”Je dis”. Ce dernier n’est plus passif dans cette lecture, il est interpellé par le narrateur avec les verbes “avertir” “s’assurer” : un pacte entre les deux se forme.

  1. gages donnés

Le narrateur recourt à un effet logique entre le récit immédiatement couché sur le papier et son authenticité : il le fait grammaticalement avec l’emploi de deux propositions coordonnées “ je dois avertir” et “et qu’on doit s’assurer” donnant un effet de liaison à laquelle il adjoint la locution conjonctive “ par conséquent”. 

Il nous assure ensuite de ce qu’il n’a pas commis  d’erreur sur le fond : il utilise des adjectifs redondants accentués par le comparatif de supériorité “plus exact et plus fidèle que cette narration”. avec l’adverbe “jusque”

Il détaille en outre le degré de vérité du discours rapporté avec la répétition “je dis fidèle”: dans son esprit, il ne s’agit donc pas que des faits rapportés par celui qu’il nomme avec la périphrase “jeune aventurier”, mais aussi des impressions “des réflexions et des sentiments”. C’est ainsi un récit complet qui nous est donné à lire. 

Le statut d’écrivain de cette histoire est paradoxalement limité à son seul rôle de transcripteur. Il l’indique curieusement avec la phrase déclarative négative “je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien” au futur faisant le pendant avec l’effet absolu du présent “je dois” qui ouvre sur la proposition relative toujours à la voix négative et au subjonctif : “rien qui ne soit de lui” : effet redondant garanti.

Nous avons donc un narrateur qui s’efface devant le héros de cette histoire. 

Évidemment, c’est une tournure de style puisque le récit est au contraire strictement construit et qu’il est fondé sur une analepse, le retour en arrière avec la rencontre de Manon et Des Grieux. Nous sommes dans une posture romanesque de Renoncour qui, loin d'être un simple scribe, joue un rôle trouble comme nous pouvons le voir avec l’avis de l’auteur. Il transgresse les lois de la vérité pour le plus grand plaisir du lecteur. Quant à Des Grieux, il n’y a pas d’objectivité dans son discours qui est tourné sur un autre objectif : comprendre ce qui lui est arrivé.

Des Grieux

C’est le héros qui s’exprime le plus ; il le fait à partir de sa rencontre avec Renoncour à Calais jusqu'à la fin du livre avec une suspension de ce dernier à la fin de la première partie 

Il n’est jamais interrompu par son auditoire suspendu à ses lèvres. Le récit s’achève sur les seules paroles de De Grieux, sans qu’il n’ait été apporté une morale de l'histoire.

Des Grieux procède avec de nombreux effets de prolepse, donnant le goût de poursuivre la lecture, par l’annonce de faits à venir. 

Des Grieux narre ses aventures non pour les autres, mais au fond pour lui-même : il cherche à en comprendre le sens. Nous verrons ce point en détail dans un article dédié. 

Dans l’article suivant, il sera question d’analyser l'ambiguïté de l’auteur dans l’avis au lecteur.

sources :

Jean Sgard, Les labyrinthes de la mémoire, PUF

Sylviane Albertan-Coppola, Abbé Prévost : Manon Lescaut, Études littéraires, PUF

repère à suivre : l'ambiguïté de "l’auteur"

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