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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

L'ambiguïté de “l’auteur” dans son avis au lecteur (Prévost)

Dans son avis au lecteur, Prévost se cache derrière Renoncour, son personnage fictif, pour mieux décrire son roman avant de le condamner au nom de la morale. 

AVIS AU LECTEUR, MANON LESCAUT, ABBE PREVOST, AMBIGUITE,

 

repères : bac : Manon Lescaut

Plan

La problématique du dossier que nous consacrons à Manon Lescaut est la suivante : un roman de la transgression, un nouveau genre littéraire ?

Pour répondre à cette question, il vous sera proposé un dossier contenant les articles suivants :

Nous avons vu précédemment la question du “je” dans le récit lui-même. Nous analyserons aujourd’hui  le cas de “l’auteur” dans son avis au lecteur.

Il existe  une troisième voix dans ce roman avant que ne s’expriment Renoncour et Des Grieux : il se nomme "l'auteur". Qui est donc cet “auteur” ? 

Si de nos jours, cette question semble, voire stupide parce que le nom de l’écrivain, l’abbé Prévost, est mentionné,  il n’en était pas de même au moment où le roman a été publié. 

Contexte

Ce livre a été publié à Amsterdam en 1731 avec la mention du nom de Prévost d’Exiles comme éditeur. On rappelle que c’est le 7e tome des Mémoires d’un homme de qualité. Logiquement, le roman est donc la suite de l’autobiographie et son auteur ne serait que… Renoncour. 

C’est dans cet esprit qu’il faut lire cet avis en nous rappelant que nous sommes au temps de la censure où toute œuvre est soumise à l'examen de l’Etat. Cet avis joue donc un rôle très important pour échapper à son interdiction : il nous renseigne sur les objectifs poursuivis par son auteur. 

La problématique qui se pose est celle de révéler ce que veut dire vraiment l’auteur dans le style du XVIIIe siècle : bref, nous devons lire entre les lignes et relever l’art d’écrire qui sous-tend cet avis. Nous verrons deux points :

  • un auteur fictif,
  • la description faussement péjorative de l'œuvre et sa condamnation morale.

 Analysons ensemble ce texte avec la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©. 

Il s’agit de prendre le texte sous six angles à l'aide du moyen mnémotechnique suivant : 

       6           GROSSES                                      CLEFS

 

Gr : grammaire                               C : Conjugaison

OS : oppositions                            le : champ lexical 

SE : les 5 sens                            FS : figures de style

 

“/Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux,/ /il ma semblé/ que, n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueuraurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivainexact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée ; c’est le précepte d’Horace :

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici,

Pleraque differat, ac praesens in tempus omittat.

Il n’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette règle./

/Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne serapas moins satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. des Grieux un exemple terrible de la force des passions.J’ai à peindre un jeune aveugle qui refuse d’être heureux pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère par choix une vie obscure et vagabonde à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé sans profiter des remèdes quon lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises : tel est le fond du tableauque je présente./ Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant.”/

https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut/Avis_de_l’Auteur

1.Un auteur fictif

La démarche de Prévost est de se cacher derrière le personnage de son œuvre, monsieur de Renoncour. Cet univers de fiction prend donc une autre dimension : le flou s’installe. On entre donc dans une fausse réalité qui atténue la portée des objectifs littéraires affichés. Trois arguments sont utilisés pour justifier, “prouver”, la publication séparée de ce récit : un argument lié à sa singularité, à sa longueur et enfin au respect des règles classiques.

- sa singularité

La singularité vient de l’opposition entre l’autobiographie de Renoncour “mes mémoires” et l’histoire de Des Grieux “les aventures”, soit deux genres distincts : l’un subjectif, l’autre rapporté.

On sait que ce sont deux oeuvres totalement fictives, ce qui en réalité détruit la portée de cet argument. 

Dans cette première phrase, nous voici en présence de ce style, si distinctif, créé à partir d’une seule phrase complexe comprenant trois subordonnées, et employant trois modes de conjugaison, le subjonctif, l’indicatif et le conditionnel. Cette manière d’écrire se retrouve tout le long du roman se fondant sur la forme qui comprend des tournures de style, des redondances formant un rythme bancal qui vise au fond à exprimer plus de nuances.

Ainsi “l’auteur” met en apposition une proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de concession pour souligner son importance. “Quoique j’eusse pu”. La conjonction “quoique” signifie que la cause n'entraîne pas la conséquence attendue. En l’occurrence, le reste de la phrase va nous démontrer que cette solution n’a jamais été vraiment envisagée : c’est donc une formule de style. Comme l’emploi du subjonctif plus-que-parfait le révèle : rappelons que le subjonctif est le mode de la réflexion. Le choix du temps, le plus-que-parfait, a pour effet de souligner une action très incertaine. Cela revient à dire que l’auteur n’a en fait jamais sérieusement considéré l’option d’insérer Manon Lescaut qui s’oppose par sa singularité à l'œuvre totale. Comment le voit-on ? Par la concordance des temps qui est volontairement bancale : normalement, c’est l’imparfait qui aurait dû figurer, “il me semblait”. 

Or, la principale est au passé composé de l’indicatif : “il m’a semblé”. La valeur de ce temps évoque une action qui vient de de se passer, ce qui donne une forme de spontanéité de l’écrit. Nous verrons que cette fausse spontanéité est une constante dans ce roman. 

Nous avons donc affaire à un début de phrase alambiqué ; ce côté sinueux se poursuit avec l’emploi de deux verbes à l’infinitif ‘faire entrer” donnant une impression de lourdeur. La principale “il m’a semblé que” introduit une proposition subordonnée complétive qui, elle-même, ouvre sur une subordonnée participiale “n’y ayant point un rapport nécessaire”. On est donc sur une accumulation de propositions affirmative, négative, affirmative qui s'emboîtent pour ralentir le rythme de la phrase volontairement lent et haché. L’emploi de la forme négative ” ne… point”, de l’adverbe “y” et le participe présent “ayant” donne un effet purement déclaratif : rien n’est démontré, mais posé comme une évidence. On note la périphrase “rapport nécessaire” pour évoquer la différence qui sera répétée avec l’adverbe "séparément" donnant un effet de redondance. 

“L'auteur" fait ensuite un lien entre le lecteur dont il lit les pensées et les deux récits avec le pronom personnel “les” : “que le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément.” Le conditionnel présent a pour valeur d'émettre une probabilité certaine qui va de pair avec le comparatif de supériorité “plus que”. 

- la longueur du texte 

L’auteur fait en outre état d’une raison pratique : le confort du lecteur qu’il affiche comme justification. Notons que cet argument sur la longueur est exprimé paradoxalement en une seule phrase simple. Il repose sur l’opposition entre la “longueur” du texte et la durée de la lecture “longtemps”. Le plaisir du lecteur est donc le but recherché par l’auteur. Mais un troisième argument d’ordre théorique est censé emporter définitivement la conviction du lecteur : la tradition.

- la tradition littéraire

L’auteur cite le poète latin Horace, mais sans se comparer à lui :  “Tout éloigné,” prétendre” “écrivain exact” : il le prend comme figure tutélaire pour justifier de son choix. On peut traduire la citation latine : qu'il dise tout de suite ce qu'il est nécessaire de dire immédiatement et remette le reste à plus tard. 

Qu'est-ce qu’on peut en déduire ?

L’auteur révèle en fait toute l’importance de ce récit de Des Grieux à ses yeux. Il parle cette fois pour lui-même et non pour le lecteur. 

Le champ lexical de l’écriture domine dans ce paragraphe avec des verbes de mouvement : “faire entrer”, “voir”, “interrompu”, “éloigné” “déchargée” "embarrassée". Cette référence renvoie la suite des mémoires “ma propre histoire” à un autre volume. 

Après avoir asséné cette citation élevée au rang de précepte, l’auteur dit l’exact contraire dans la phrase suivante : il le fait avec le présent de vérité générale et deux verbes être qui sont des verbes d’état et non de mouvement. La figure tutélaire est renvoyée d’un revers de main avec la phrase déclarative à la forme négative : “Il n’est pas mêmebesoin d’une si grave autorité”. Cela donne un effet péjoratif conforté par l’adverbe “même”. 

Pire le rapport de cause à effet est là encore faussé : pas besoin d’une si grave autorité /pour vérité si simple. On note l’opposition entre “grave” et si simple”. La fausse proposition de coordination introduite par “car” vient ajouter de la confusion. La théorie ne sert à rien, “le bon sens” suffit. 

2. La description méliorative de l’œuvre 

C’est en établissant un parallèle entre les Mémoires et les aventures de Des Grieux que l’auteur décrit la vie du héros : il utilise une métaphore filée, expose les péripéties sous un angle "publicitaire" avant d’exposer la morale.

-la métaphore filée

Il le fait avec le comparatif d’égalité “’il ne sera pas moins satisfait “. Notons que l’auteur change d’échelle du lecteur, on passe au “public”, auditoire plus large. Pour cela, il recourt à la métaphore filée de l’art : “peint”/”fond du tableau” : la description est en effet visuelle et le héros est présenté sous l’angle de la vue “un jeune aveugle”, une métaphore pour désigner ses erreurs.

-Une "publicité"

On a affaire à une sorte de réclame pour le livre qui doit tenir ses promesses :  “promettre” avec la redondance “agréable et d’intéressant”. D’emblée, c’est sous le signe du “plaisir” du lecteur que ce récit est placé. 

Pour susciter l’envie, l’auteur évoque en premier lieu, une analepse, la fin de l’histoire présentée d’une manière plaisante avec le verbe au futur “il verra” et l’opposition entre : “exemple terrible” et “la force des passions.” Le sujet romanesque rend la lecture captivante : on est dans le registre de la passion qui au XVIIIe siècle est un thème en vogue. 

Ensuite, la description des diverses aventures donnent un avant-goût du plaisir de la lecture. On retrouve la tournure grammaticale particulière déjà utilisée  : la succession de propositions juxtaposées se décomposant elles-mêmes en d’autres, créant ainsi un jeu de miroir. On a un effet de mise en valeur des péripéties.

Ainsi la principale “J’ai à peindre un jeune aveugle” ouvre sur une multitude de propositions subordonnées relatives “qui refuse d’être heureux”/ “qui, avec toutes les qualités”/”, “qui prévoit ses malheurs sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé “. Ces propositions relatives se décomposent elles-mêmes en subordonnée infinitive “pour se précipiter volontairement”, ou en propositions relatives “dont se forme le plus brillant”/ ”qu’on lui offre sans cesse, et qui peuvent à tous moments les finir” : le rythme est enlevé, distrayant, les aventures nombreuses. La richesse narrative résulte des oppositions entre les termes “heureux”/infortunes”, “brillant/obscure”, “vertus/vices”, "bons sentiments et d’actions mauvaises”. On voit enfin que la description, loin d’être condamnable, repose sur une présentation méliorative : “force des passions”, “qualités”, ”le plus brillant mérite”/ “accablé”. On entre dans le registre lyrique et pathétique.

Ce que recherche l’auteur, c’est de montrer le mouvement, l’oscillation “contraste perpétuel” entre le bien et le mal. C’est la vie qui est en elle-même le sujet du récit. Après avoir exposé le résumé, “commercial”, de l'œuvre, l’auteur nous invite à en découvrir la morale.

-la morale

L’avertissement débouche sur la morale de l’histoire, laquelle devrait aboutir à un jugement sévère. Paradoxalement, c’est une fausse condamnation, car le champ du plaisir est convoqué en premier “ le plaisir d’une lecture agréable” avant l’évocation même des “mœurs”.

La morale ne peut être comprise, non plus par “le public”, mais par “les personnes de bon sens”, périphrase pour parler de personnes éduquées. L’emploi du futur fait ici fonction de certitude “regarderont “. 

Pour les besoins de la cause, c'est-à-dire passer la censure, l’auteur reprend la tradition du fameux “placere et docere”, “plaire” pour instruire, cher à Horace qui n’est pas expressément nommé.

Mais on sent trop de légèreté dans cette affirmation pour qu’elle soit prise réellement au sérieux. Pour donner le change, l’auteur évoque le rôle instructif de la littérature avec le champ lexical de l’utilité :  non un “travail” qui n’est pas “inutile”, tournure sous forme de litote,  procédé repris “n'y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir”. Enfin on obtient une redondance avec “rendre une service considérable”. On retrouve “le public” qui redevient le cœur de cible du roman.

Dans l’article suivant, nous verrons comment ce roman est celui de la transgression sociale.

repère à suivre : la transgression sociale

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