Analyse-Livres & Culture pour tous
27 Juin 2022
Jean-Luc Lagarce organise, en effet, les propos de telle manière que rien apparemment d’important n’est dit comme dans la partie 1, scène 2. On sent que derrière cette question apparemment banale, un enjeu autrement plus crucial se fait jour : la redéfinition des liens.
repère : JL Lagarce : analyse
Dans l’article précédent, nous nous sommes intéressés à la crise du langage tout en rappelant la problématique choisie : en quoi ce drame est-il placé sous le signe de l’étrangeté ?
Après les procédés de forme, nous allons aujourd’hui nous intéresser à un procédé de fond.
Il existe, en effet, un obstacle à la communication intrafamiliale : c’est l’insignifiance des propos.
Qu'entend-on par “insignifiance”?
On veut évoquer des propos sans intérêt, passablement ternes et qui, en l'espèce, ne font pas avancer l'intrigue. Et c’est le choix du dramaturge dans cette pièce.
Jean-Luc Lagarce organise, en effet, les propos de telle manière que rien apparemment d’important n’est dit.
Pour cela, il crée le dialogue à la seule fin de faire taire le silence et de le meubler par des propos sans intérêt. Il en arrive à créer par moment des dialogues de sourds comme dans l’intermède.
On verra dans un prochain article, le choix du dramaturge de recourir aux monologues qui, eux, livrent une vérité…
Dans “juste la fin du monde”, les protagonistes donnent l’impression qu’il faut empêcher le silence de s’installer.
Dans cette perspective, on relève beaucoup d’empressement à exprimer des banalités, à échanger des mots servant à meubler le vide que le soudain retour de Louis vient de créer.
Pourquoi ?
Les membres de la famille n'ont jamais accepté l’absence de l’aîné et sa venue brusque cet équilibre précaire, réouvre les plaies jamais cicatrisées.
On assiste donc à des échanges qui parlent de tout, sauf de l'essentiel. De quoi devraient-ils normalement aborder ? On pense logiquement à la raison du retour de Louis…
Ces dialogues cachent un malaise. Lequel ?
Celui de la redéfinition des liens, de la hiérarchie entre ses membres que pose le retour. Ce problème est abordé dès la scène 2 de la première partie et dans toute la pièce en filigrane.
Nous reprenons la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©qui se décompose comme suit :
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
" (...) CATHERINE. ─ Il porte le prénom de votre père,
je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c’est bien,
cela faisait plaisir à Antoine, c’est une idée auquel, à laquelle, une idée à laquelle il tenait,
et moi,
je ne saurais rien y trouver à redire
─ je ne déteste pas ce prénom.
Dans ma famille, il y a le même genre de traditions,
c’est peut-être moins suivi,
je ne me rends pas compte, je n’ai qu’un frère, fatalement,
et il n’est pas l’aîné, alors,
le prénom des parents ou du père du père de l’enfant mâle,
le premier garçon, toutes ces histoires.
Et puis,
et puisque vous n’aviez pas d’enfant, puisque vous
n’avez pas d’enfant,
─ parce qu’il aurait été logique, nous le savons ... ─
ce que je voulais dire :
mais puisque vous n’avez pas d’enfant
et Antoine dit ça,
tu dis ça, tu as dit ça,
Antoine dit que vous n’en aurez pas
─ ce n’est pas décider de votre vie mais je crois qu’il n’a pas tort. Après un certain âge, sauf exception, on abandonne, on renonce ─
puisque vous n’avez pas de fils,
c’est surtout cela,
puisque vous n’aurez pas de fils,
il était logique
(logique, ce n’est pas un joli mot pour une chose à l’ordinaire heureuse et solennelle, le baptême des enfants, bon)
il était logique, on me comprend,
cela pourrait paraître juste des traditions, de l’histoire ancienne mais aussi c’est aussi ainsi que nous vivons,
il paraissait logique,
nous nous sommes dit ça, que nous l’appelions Louis, comme votre père, donc, comme vous, de fait.
Je pense aussi que cela aurait fait plaisir à votre mère.
ANTOINE. ─ Mais tu restes l'aîné, aucun doute là-dessus. (...)"
(Partie 1, Scène 2)
Dans cette scène, il est question du choix du prénom du fils de Catherine et d’Antoine, Louis. Ce qui frappe dans cet extrait, indépendamment du phénomène de répétition, de changement de temps ou de mode sur lequel nous ne revenons pas, ce sont les digressions de Catherine qui s’opposent à la brièveté de la parole d’Antoine.
Cette digression résulte de l’aposiopèse qui consiste au théâtre à interrompre brusquement ce que l’on dit pour produire un silence matérialisé, ici, par la ponctuation (tirets, points de suspension, parenthèses) : cela marque l’hésitation, le malaise de celui qui s’exprime.
Cela aboutit à une digression, le développement d’un autre sujet plus ou moins en rapport avec l’idée principale.
Dans ce passage, on en note pas moins de quatre évoquant :
- les traditions familiales chez Catherine,
- la logique,
-la vieillesse,
-la logique
On voit que ces digressions se présentent comme des justifications sur le choix du prénom imposé par Antoine, au nom d’un usage que son frère aurait perdu, faute d'avoir d'enfant.
On sent que derrière cette question apparemment banale, un enjeu autrement plus crucial se fait jour.
Ces propos banals vont progressivement devenir, en effet, des justifications, qui, par leur nombre et la faiblesse des arguments, deviennent maladroites.
C’était d'abord pour la cadet, l’occasion de s’approprier ce prénom qui a une force symbolique importante à ses yeux. Il le dit expressément en voulant tenter de redresser la situation :
“Mais tu restes l'aîné, aucun doute là-dessus.”
Mais la lecture a contrario laisse à penser qu’Antoine a essayé, en réalité, de ravir la place d'aîné à son frère en donnant le prénom de Louis à son fils.
Il l’a fait en se fondant sur la qualité de soutien familial de sa mère et de sa sœur, après le départ de Louis.
Cette situation pénible a été précisément indiquée par la mère :
“(...) Il se voulait responsable de moi et responsable de Suzanne
et rien ne lui semble autant un devoir dans sa vie
et une douleur aussi et une sorte de crime pour voler un rôle
qui n’est pas le sien (...)”
(partie 1, scène 8)
Mais dans la formulation, "“Mais tu restes l'aîné, aucun doute là-dessus.” Antoine lui redonne sa place d’aîné avec l’insistance avec la conjonction de coordination et la formulation de concession “aucun doute là-dessus”.
On comprend que rien n’est insignifiant dans ces propos banals ; ils en disent long sur leurs liens…
La perturbation du discours trouve son acmé avec l’intermède qui fait surgir le dialogue de sourds.
repère : le dialogue de sourds dans l’intermède de “Juste la fin du monde” (Lagarce)