Analyse-Livres & Culture pour tous
21 Juin 2022
La problématique posée par ce texte est celle de la finalité de ce prologue qui peut s’analyser en trois points : l’attente de la mort, l’annonce de la mort et enfin la nécessaire illusion de la maîtrise de sa mort.
repère : JL Lagarce : analyse
Dans l’article précédent, nous nous sommes intéressés au titre de la pièce de Jean-Luc Lagorce, juste la fin du monde dont nous commençons aujourd'hui par la lecture analytique du prologue.
Nous rappelons la problématique choisie : en quoi le drame de Jean-Luc Lagarce Juste la fin du monde est-il placé sous le signe de l’étrangeté ?
Il vous est proposé d’analyser le texte en vous fondant sur la méthode des 6 GROSSES CLEFS © qui se décompose comme suit :
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que jemourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruitou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vousdétruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚.
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚/
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚/
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
Jean-Luc Lagarce, Prologue de « Juste la fin du monde»
Plan et problématique
La problématique posée par ce texte est celle de comprendre la finalité de ce prologue. Ce monologue peut se décomposer en trois mouvements principaux :
Cette attente se fait au travers d’une délibération intérieure, du recours à une temporalité floue qui s’explique par le rôle spectral joué par Louis.
a) une délibération intérieure
Dans ce prologue, c’est le protagoniste principal, Louis, qui prend la parole. Pour cela, on trouve l’omniprésence du pronom personnel “je”. Pour exposer l’enjeu de la pièce, à savoir l’annonce de sa propre mort, l’auteur évoque le champ lexical du combat avec une certaine emphase et dans un registre épique : “danger extrême” “ennemi” “détruire” “sans faire de bruit” “geste violent” “la peur” “risque “survivre”. On sait que cette mort cache en fait le nom de la maladie, jamais révélée, ce qui produit paradoxalement un effet de litote.
Par ailleurs, ce texte est rempli de silences hésitants avec de nombreuses virgules, des tirets donnant un rythme haché. L’auteur laisse à penser que le personnage réfléchit de manière spontanée, au fil des mots :
‘’j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚”
b) La temporalité floue
La scène emploie par ailleurs de très nombreux connecteurs de temps “mois” “année” “maintenant” “parfois” “plus tard” et sa redondance “l’année d’après” souvent répétés. Non seulement, ils ne donnent pas paradoxalement un cadre temporel précis, mais ils créent, au contraire, un sentiment d’étrangeté.
En effet, le début du prologue met en exergue “Plus tard, l'année d’après”, mais ces deux connecteurs ne sont pas suivis par le futur attendu.
“ Plus tard‚ l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –”
Ainsi l’annonce de la mort à venir se fait curieusement à l’imparfait : “j’allais mourir”. Ce verbe emploie de surcroît une tournure progressive, sur le point de avec le verbe aller, mais l’auteur fait le choix du passé. Quelles sont les impressions qui en découlent ?
La première impression qui s’offre à nous, c’est la création d’un sentiment de malaise.
La seconde nous conduit à penser que celui qui parle se situe manifestement hors du temps. Il parle ainsi d’outre tombe. Comment peut-on le justifier ? On ne peut pas dire au passé que l’on va mourir, sauf à prendre la place du chœur antique qui surplombe de part en part la tragédie. Et c’est ce que Jean-Luc Lagarce a cherché à faire en faisant jouer ce rôle au protagoniste principal de l’action. Mais il le fait d’une manière bien particulière.
c) l’image du spectre
Jean-Luc Lagarce recourt à une image presque shakespearienne en établissant Louis sous l’apparence d’un personnage spectral.
Louis, le spectre, peut donc parler à tous les temps sans que cela ne choque. Voyons ensemble la succession des temps : le présent, le futur, l’imparfait.
On note ainsi que le présent est utilisé avec les tournures “j’ai” et “c’est”, “on ose”; mais ce présent de narration est cette fois combiné avec le futur : “c’est à cet âge que je mourrai”: l’auteur cherche à donner un caractère solennel à la mort à venir.
Puis, ce sera au tour de l’imparfait : "j'attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais “ : l’imparfait sert à montrer l’habitude prise dans le passé ; cette habitude est présentée de manière péjorative avec les négations “ne rien faire” “ne plus savoir” et le verbe “tricher” “d’en avoir fini”.
Puis l’auteur recourt une nouvelle fois au présent : “on ose bouger”.
Pourquoi cette succession de temps ?
Jean-Luc Lagarce cherche à recréer le cycle de la vie, le passé, le présent, le futur qui font toute la destinée humaine. Mais c’est justement cette finitude qui a été dépassée par le personnage spectral de Louis dans ce prologue. Nous verrons que cette annonce justifie le retour de Louis chez les siens.
Ce retour de Louis présente des contours flous vers une famille non nommée et l’oblige à effectuer une démarche pénible.
a) une famille non nommée
On a vu que le premier mouvement met en scène le pronom personnel “je”, le second s’ouvre sur le rapport de Louis aux autres. L'altérité lie le “je” aux autres, les destinataires de l’annonce. Curieusement, ces derniers sont nommés de manière vague et indéfinie comme le suggèrent les tournures “aux autres‚ et à eux” et de manière définie avec les pronoms personnels “les” et plus tard dans le 3e mouvement, “toi‚ vous‚ elle”.
Dans les deux cas, toute identification est impossible et c’est ce qui donne un sentiment de malaise. Qui sont donc ceux qu’il va revoir ?
La réponse est en creux avec les verbes de mouvement “retourner”/“revenir” possédant le même préfixe de réitération “re” et qui forment une redondance d’un retour en arrière. On a le même procédé avec les deux verbes suivants : “aller sur mes traces” et “faire le voyage” : on comprend alors qu’il s’agit d’une démarche compliquée avec le choix d’un rythme quaternaire. Il s’agit de souligner le retour difficile de Louis vers sa famille. On note aussi le passage de l’extérieur vers l’intériorité du foyer.
b) une démarche pénible
Cette démarche dynamique s’oppose à l’annonce qui, elle, prend une forme toute statique avec le recours aux verbes de parole : "annoncer", “crois”, “dire”. Ce sentiment statique repose également sur les nombreux adverbes de manière qui sont répétés comme avec “lentement”, “avec soin” “seulement dire” ; ils sont aussi similaires avec l’effet de la redondance : “avec soin et précision”, “calmement‚ d’une manière posée”.
Ce rythme prend donc un aspect délayé. Pourquoi ? Lagarce signifie par là toute la difficulté pour Louis d’annoncer sa mort aux siens. Quel type de difficultés ?
L’insistance sur le calme montre bien l’effort auquel Louis doit consentir dans sa prise de parole. Il essaie de s’en convaincre lui-même par le truchement de la phrase interrogative : “et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?” On verra dans une prochaine analyse le caractère particulièrement dysfonctionnel de cette famille dans son expression verbale…
L’insistance signifie aussi la pudeur et la retenue de celui qui va annoncer sa mort. Il cherche à la faire entrer dans le champ du normal avec le passage du verbe “annoncer“ qui présente un aspect solennel à “dire” qui est de l’ordre du quotidien. La difficulté d’une telle parole résulte également de la répétition “seulement dire‚” qui donne un aspect de litote, amoindrissement le tragique et cette figure de style s’oppose à l’énumération des adjectifs qualificatifs épithètes “prochaine et irrémédiable”‚ et à la redondance “ma mort”/“moi-même”.
L’auteur puise encore dans le répertoire de la tragédie avec le terme de “unique messager”, celui en charge d’une mauvaise nouvelle, qui comme le chœur est joué par le protagoniste principal de l’action.
Le monologue se poursuit par la reprise de la délibération intérieure de Louis avec une tentative de reprise du contrôle de sa vie et de la question de la maîtrise de sa mort.
a) le contrôle de sa vie
Ce monologue s’achève par un point final à l’issue d’une sorte de méditation. L’auteur reprend les mêmes procédés d’hésitation, “peut-être”, de ponctuation du silence avec les nombreuses virgules et de répétition avec les verbes “ paraître” “voulu” “donner” donnant l’impression d’une recherche du mot juste.
Dans ce dernier mouvement, Louis tente de reprendre le contrôle sur sa vie. Pour cela, l’auteur recourt aux verbes forts du champ lexical du commandement : “pouvoir” “voulu” “décidé” “donner” qui s’opposent à des verbes marquant l’incertitude tels que “paraître”, verbe d’état, qui évoque l’apparence ou la tentative avec le verbe “ose”. L’auteur essaie de se définir et d’inclure la mort dans sa manière d’agir.
L’adverbe “toujours” le situe sur une trajectoire immuable qu’il accentue avec la redondance “ depuis le plus loin”.
Mais on est dans la tentative, non dans son achèvement. En effet, cette affirmation n’est pas sûre ; Louis tente de s’en convaincre lui-même par la répétition “me donner et donner aux autres" : on relève là encore l’opposition respective entre moi et les autres. Cet ordre montre l’importance de l’image qu’il a de lui-même qui prime sur celle que les autres ont de lui.
L'altérité reste donc compliquée pour lui avec la persistante difficulté à nommer ce qui n’est pas lui, au travers de cette longue périphrase : “tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)”.
Cette délibération finale vise à donner du sens à cette annonce de sa mort.
b) maîtrise de sa mort
On est dans ce dernier mouvement sur l’annonce des motifs qui le poussent à annoncer son décès.
Louis cherche à maîtriser l’annonce de sa disparition puisqu’il ne peut empêcher la venue de sa mort avec les adverbes de temporalité : “trop tard”/“tant pis” /“dernière fois”.
Mais là encore, cette maîtrise est approximative, car il omet le complément d’objet direct dans cette phrase : “me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚” Donner quoi ? Il se dispense de nommer ce qu’il ne conçoit pas encore dans son esprit.
Il faut attendre la phrase suivante pour comprendre qu’il cherche à maîtriser … une “illusion”, ce qui revient en fait à ne rien maîtriser du tout. Cette illusion se fonde sur deux éléments importants : sa responsabilité vis à vis de lui-même et la maîtrise de sa mort : “donner (...) l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître” : on note la redondance « moi-même » et « propre » entrant dans un schéma d’autopersuasion. Car cette illusion, aussi fausse soit-elle, reste nécessaire à ses yeux, comme un acte de volonté de l’homme.