Analyse-Livres & Culture pour tous
2 Décembre 2021
Parcours Comédie sociale chez La Bruyère : Le thème de la mécanique est un sujet important au XVIIe siècle. La Bruyère fait des courtisans des êtres désincarnés qui ressemblent à des automates. Il les décrit avec précision : prenez Narcisse (cf. Les Caractères, De la ville, I2 (I)) qui fonctionne comme une horloge, tic-tac….
repère : la comédie sociale : l’étude
Il vous est proposé dans le cadre du baccalauréat d’étudier les livres V à XI des Caractères de La Bruyère au vu du parcours proposé par les programmes officiels. Il sera, en effet, question d’aborder cette immense œuvre en soulignant le sens et la portée de la comédie sociale qu’elle sous-tend.
Dans cette seconde partie de notre dossier, nous vous proposerons une étude consacrée à la théâtralisation de la société du XVIIe siècle telle qu’elle est vue par La Bruyère. Pour ce faire, nous analyserons les points suivants :
Dans l’article précédent, nous avons évoqué le dessous du « spectacle » qu’offre la cour au travers de la métaphore des coulisses d’un théâtre, découvrons aujourd’hui le rôle de pantin que fait jouer aux courtisans La Bruyère.
Dans l’article précédent, nous avons abordé la philosophie mécanique qui est un thème clef de compréhension du Grand Siècle. Cette mécanique était clairement à l’œuvre dans la machinerie des coulisses, mais elle l’est tout autant dans le portrait des hommes peints par La Bruyère.
Ce dernier entreprend de critiquer l’homme de cour avec ses vices. Chaque "acteur" joue sa propre partition : relevons quelques caractères célèbres :
On trouve autant de portraits que de vices ou de ridicules sous la plume de La Bruyère.
Il existe néanmoins un point commun entre tous ces personnages, c’est qu’ils concourent à la même course aux honneurs, aux pensions et autres richesses, ce qui les rend jaloux et concurrents. Pour cette raison, ils ne peuvent entretenir de relations sincères ou amicales. Tout y est affaire d’intérêt.
Mais la Cour est un univers instable : les courtisans vivent ensemble dans une société d’avantages précaires, car révocables ; rien n’est acquis, la disgrâce arrive si vite…
Sur le plan psychologique, La Bruyère nous montre ses personnages comme des êtres sans profondeur intérieure, sans religion. Tous cèdent à leurs mauvais penchants qui sont encouragés et amplifiés par cette société décadente. En effet, la vie à la Cour n’encourage pas à la vertu : on y exerce au contraire l’art de la dissimulation favorables à l’exacerbation des vices. Dans ce contexte, les courtisans sont obligés de jouer un rôle pour pouvoir continuer à exister.
La Bruyère fait de tous ces personnages des êtres désincarnés. Avec son art du portrait, il pousse ses personnages à devenir, pour bon nombre d’entre eux, des machines. La Bruyère aime à dépeindre l’homme comme un automate. Prenons Narcisse comme parfait exemple du rôle joué par le courtisan : il effectue des tâches sans réfléchir.
Nous allons étudier le texte de manière linéaire à l’aide la méthode des 6 GROSSES CLEFS © : il s’agit de lire le texte en soulignant les points importants à l’aide de codes couleur.
Gr : grammaire C : Conjugaison
OS : oppositions le : champ lexical
SE : les 5 sens FS : figures de style
« Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir ; il a ses heures de toilette comme une femme ; il va tous les jours fort régulièrement à la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes ; il est homme d’un bon commerce, et l’on compte sur lui au quartier de pour un tiers ou pour un cinquième à l’hombre ou au reversi. Là il tient le fauteuil quatre heures de suite chez Aricie, où il risque chaque soir cinq pistoles d’or. Il lit exactement la Gazette de Hollande et le Mercure galant ; il a lu Bergerac, des Marets, Lesclache, les Historiettes de Barbin, et quelques recueils de poésies. Il se promène avec des femmes à la Plaine ou au Cours, et il est d’une ponctualité religieuse sur les visites. Il fera demain ce qu’il fait aujourd’hui et ce qu’il fit hier ; et il meurt ainsi après avoir vécu. »
La Bruyère, Les Caractères, De la ville, I2 (I)
Le texte se décompose en quatre mouvements inégaux :
La Bruyère entreprend apparemment de nous montrer Narcisse sous l’angle d’un courtisan occupé à ses affaires. Mais en étudiant plus précisément ce texte, nous verrons que l’homme est présenté non comme un être de chair, mais comme un pur objet mécanique, une sorte de marionnette dont La Bruyère va s’employer à remonter le mécanisme. Il faut noter que l’auteur a pris un soin infini à écrire de manière nuancée : il procède par petites touches, avec des détails et des insinuations qui, réunis, donnent à voir un homme-machine.
Ainsi le personnage est nommé Narcisse. Arrêtons-nous sur le choix de ce prénom qui fait référence et honneur à la mythologie grecque. On rappelle que l’auteur se range du côté des Anciens dans la querelle avec les Modernes. Mais ce nom ne doit rien au hasard : Narcisse est le jeune éphèbe à la beauté exceptionnelle qui se livre à des séances d’auto-contemplation dans un ruisseau.
Dès la première phrase, La Bruyère choisit de nous décrire un courtisan efféminé et superficiel.
En creux, il faut voir qu’il débute par petites touches le portrait d’un objet inanimé, comme d’un pantin, dont la beauté factice saute aux yeux.
L’auteur choisit d’abord de décomposer la première phrase en quatre propositions indépendantes toutes juxtaposées : « Narcisse se lève… ; » «il a ses heures… ; » «il va tous les jours ; », « il est homme ». Elles donnent un effet particulièrement haché à la phrase avec l’absence notable de mots de liaison. La vie du courtisan sonne comme une suite d’obligations décousues. On peut aussi voir que ces quatre propositions toutes courtes se suivent comme autant d’éléments d’un mécanisme. Elles ont en commun d’employer le pronom personnel « il » pour produire un effet de répétition d’une machine.
Pour montrer le caractère d’homme-automate, La Bruyère recourt également au présent de l’indicatif dont la valeur est celle de l’habitude : « se lève le matin … se couche le soir », « Il a ses heures « il va tous les jours ». Cette habitude participe au mouvement du mécanisme qui se rejoue à l’infini.
La référence aux multiples locutions de temps pose les fondements du mécanisme : « le matin, le soir, » « ses heures » « tous les jours » « chaque soir » « ponctualité » « régulièrement », « exactement » « demain » « aujourd’hui » « hier ». C’est sous un jour ennuyeux que la vie à la cour s’écoule avec un rythme particulièrement lent. Mais de manière subtile, il s’avère que ces termes peuvent figurer comme les ressorts mécaniques d’une horloge tic, tac. L’automate obéit au temps comme le courtisan.
On notera enfin l’effet de balancier avec l’emploi de verbes de mouvement alternant avec les verbes statiques « se lève/a », « va/est ». On voit donc le jeu du mécanisme qui s’installe d’emblée dès la première proposition et qui sera repris tout le long du fragment. Voyons dans le détail la charge lancée contre le mode de vie des courtisans.
S’il faut noter l’opposition entre le jour et la nuit, « Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir », il faut surtout considérer l’importance de la préposition de but « pour ». Normalement, elle devrait évoquer le passage d’une cause à un effet. Mais en l’occurrence, cette logique est absente, car La Bruyère veut souligner l’absurdité de cette vie. On y voit une charge très vive contre ce mode de vie superficiel. Et si l’on reprend la thèse mécanique, cette formulation permet de peindre l’homme en automate.
a) la prépondérance de l’apparence physique
Les vaines activités du courtisan-automate sont exposées dès la deuxième proposition, « il a ses heures de toilette » : cela évoque l’apparence physique avec le nom « toilette » qui englobe la tenue vestimentaire et la coiffure. Ainsi pour montrer le caractère efféminé de Narcisse, l’auteur recourt à la comparaison péjorative avec une femme. C’est donc que l’homme a perdu tous ses attributs virils. C’est une manière de parler d’homosexualité au temps de Louis XIV. C’est une critique acerbe de La Bruyère.
b) un être en représentation à la messe
La troisième proposition le fait sortir de son intérieur domestique pour le faire entrer dans un autre lieu tout aussi clos, l’église, avec l’emploi du groupe nominal « la belle messe ».
Notons que la vie d’un courtisan est décrite sans horizon à l’image des endroits toujours fermés dans lesquels il évolue ( l’église ou les salons). C’est une critique sous-jacente de La Bruyère qui voit dans la nature un lieu de ressourcement. Et lorsque l’auteur parle de « promenade » ce n’est jamais que pour revenir aux mondanités creuses qui sont résumées par le terme « Les visites ».
La Bruyère fait le portrait du courtisan comme d’un être superficiel. On le comprend avec l’emploi de « belle messe », association curieuse de termes, pour susciter un parallèle implicite avec un divertissement de théâtre. On rappelle que c’est un thème récurrent dans les Caractères. En l’occurrence le choix entre deux lieux « aux Feuillants ou aux Minimes » montre que selon le jour c’est le lieu où il faut nécessairement être vus. Le courtisan se place dans l’extériorité et non dans l’intériorité alors même qu’il s’agit de religion. On le note avec l’activité suivante qui s’oppose à la précédente : le jeu.
c) l’univers du jeu
La troisième proposition nous conduit, en effet, dans l’univers du jeu : Il s’agit pour La Bruyère de montrer que le courtisan est choisi non pour lui-même, mais pour être instrumentalisé.
On relève qu’après avoir pris le soin à sa toilette « comme une femme », l’auteur lui restitue sa dignité d’homme avec le vocable « d’homme d’un bon commerce ».
Cette qualification méliorative est aussitôt amoindrie par une succession de termes : d'abord, la tournure impersonnelle « on compte sur lui » ne nous permet pas de savoir qui le réclame. On demeure dans l'univers de la mondanité.
Ensuite cela souligne le rôle passif de Narcisse qui est dans la soumission la plus parfaite.
Enfin, cette formulation suggère une confiance mise en lui, en somme on s'approcherait d'une vertu. Évidemment, cet effet est immédiatement estompé par le complément circonstanciel de but : La Bruyère a recours à une terminologie où l’écriture fractionnaire apparaît « pour un tiers ou pour un cinquième ». On comprend que Narcisse est donc recherché dans un but précis : pour compléter la composition d’une table de jeu, il fait office de bouche-trou.
L'énumération de jeux de cartes, « au quartier de », « à l’hombre ou au reversi » montre que ce sont des jeux déterminés à la cour ; on sacrifie à la mode en s'y pliant.
Mais c’est une obligation sociale ennuyeuse avec l’expression de temps « quatre heures de suite ».
Cela ne suffit pas pour La Bruyère qui nous indique que ces jeux sont des jeux d'argent. On revient à la passion des hommes pour la richesse : le jeu est un moyen de s'enrichir ou de s'appauvrir. Cela coûte cher : le courtisan doit en effet miser tous les soirs la même somme d’un montant conséquent « cinq pistoles d’or ». C'est un jeu de hasard comme il l’est indique avec l’expression « il risque ». Cette obligation de jouer s'impose en dépit de ce que cela coûte. Frivolité et inconséquence du courtisan...
De manière brève, La Bruyère a donc composé l’emploi du temps quotidien de Narcisse rempli de futilité. Il nous éclaire par la suite sur ses loisirs et autres distractions.
La Bruyère nous montre un Narcisse dans une activité qui n’est plus sociale, mais cette fois solitaire : la lecture. Mais là encore, l'effet devient désastreux : pour mettre en évidence la mauvaise qualité de ses lectures, l'auteur choisit un rythme binaire, mécanique, avec le recours répété du même verbe lire ; « il lit »/ « il a lu » ;
Le premier verbe renvoie à une habitude avec l’emploi du présent. Pour montrer tout le mal qu’il pense de cette lecture, l’auteur attaque deux journaux de son époque : « la Gazette de Hollande et le Mercure galant » : ces deux organes de presse avaient choisi le parti des Modernes contre les Anciens. Pour s’en moquer, il les met dans les mains de Narcisse-le-sot qui « lit exactement », c’est-à-dire qu’il ne fait pas preuve d’esprit critique :il n'a rien d'un honnête homme.
La Bruyère utilise le passé composé pour signifier là encore ses mauvaises lectures : l’énumération montre une somme d’ouvrages qui n’ont aucun lien entre eux, mais qu’il faut avoir lus à la cour.
La présentation des livres suit une gradation descendante : de l’ouvrage de référence à des historiettes. Narcisse lit sans discernement : loin de s'adonner à une activité personnelle, il sacrifie comme d'habitude à la mode du moment. On reste toujours dans l'extériorité.
Ainsi La Bruyère place l’opposition entre deux auteurs sérieux « Bergerac, des Marets » : le premier est un libertin, le second un dévot, mais Narcisse a lu l’un comme l’autre sans s'en rendre compte tant il est un être superficiel. Il lit tout et son contraire : les ouvrages sérieux sont comparés à des livres d’un autre genre « Lesclache, » qui est un grammairien d’esprit moderne (nouvelle critique de La Bruyère) qui est suivi d’opus léger « historiettes » et pour finir de la poésie indéfinie : « quelques recueils » dont les auteurs ne sont pas mentionnés, preuve de leur insignifiance. À côté de la lecture, Narcisse a une autre source de distraction.
b. les promenades et autres visites
La Bruyère reprend l’opposition dedans/dehors : il replace Narcisse hors d’un lieu clos. Il emploie toujours le présent avec la valeur de l’habitude : il sort donc avec le verbe « se promène » : il s’agit de la seule activité physique de la journée qui se déroule en plein air.
Il n’est pas seul, il ne l'est jamais n définitive. Il s’adjoint la présence « des femmes ». On voit là encore l’allusion au caractère efféminé du personnage. Comme pour l’église, la destination double, « la Plaine ou au Cours », est celle qu’il faut emprunter pour se montrer. Il s’agit encore de se mettre en scène, de paraître.
Et cette activité est liée avec la suivante avec la conjonction de coordination « et il est d’une ponctualité ». On est toujours dans le domaine de la représentation sociale aussi importante que la religion comme l’auteur l’insinue avec l’antithèse « ponctualité religieuse » qu’il associe aux visites. Le portrait de Narcisse s’achève avec la morale assassine de La Bruyère.
La Bruyère implicitement reprend le thème mécanique du début du texte, l’automate. Il l’amplifie dans les deux propositions juxtaposées.
a) le jugement cruel
La conclusion de La Bruyère repose sur un cruel jugement : il utilise le verbe faire qu’il conjugue aux trois temps futur/présent/passé simple pour montrer le cycle de la vie du courtisan. L’insistance sur les connecteurs demain/aujourd’hui/hier rappelle le caractère éternel de cette vérité. On est, en effet, dans le cadre d’une morale.
Pour expliquer en quoi cette vie est parfaitement vaine, La Bruyère emploie la tournure indéfinie « ce que » : l’activité du courtisan ne repose ainsi sur rien de précis à dire et à décrire. Et c’est ce même rien qui est pourtant effectué invariablement. Absurdité et non-sens d’une telle existence.
b) la chute
La chute finale est délibérément courte pour être percutante. C’est en jouant sur la rupture dans le temps que la leçon se fait aussi plus poignante.
Il n’y en a plus que deux temps qui s’opposent : le passé « avoir vécu » et le présent. Ce dernier représente la mort « il meurt ».
L’adverbe de manière « ainsi » évoquant l’existence vaine de Narcisse et qui s’arrête net d’un coup. Cela fait naître un sentiment de malaise qui est corroboré par la tournure de l’infinitif passé « avoir vécu » qui n’est pas associée au moindre complément : cela donne une impression bancale par rapport à « il meurt ainsi ». On peut en déduire que Narcisse ne laisse rien comme souvenir de son passage sur terre. Tic-tac, le mécanisme s’est rompu…
Sources : Doris Kirsch, La Bruyère ou le style cruel, Les Presses de l’Université de Montréal (1977)
Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Lafon (2019)
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