Analyse-Livres & Culture pour tous
9 Décembre 2021
Le comique dans Gargantua repose sur l'efficacité du gigantal, sur un langage fondé sur la démesure et sur le recours systématique au champ du bas corporel. Définitions et application de ces trois idées clés.
Repères : bac de français : rire et savoir (Gargantua)
Le comique de Rabelais participe à une stratégie argumentative. On a vu que cette dernière repose sur le fait de nous persuader en mobilisant non notre raison, mais en suscitant des émotions. Et le comique entre précisément dans ce cadre puisqu'il a pour vocation d'instaurer une connivence entre l'auteur et le lecteur comme on peut l'analyser dans le prologue. Cette complicité vise à nous inviter à réfléchir. Le rire est donc lié à la délivrance d'un savoir.
On compte trois types de comiques qui reposent sur l'efficacité du gigantal, sur un langage fondé sur la démesure et sur le recours systématique au champ du bas corporel.
Reprenons ces points si vous le voulez bien.
La démesure est au cœur de cette œuvre : le gigantisme des personnages est une originalité dans la littérature. La vraisemblance n'est délibérément pas respectée. Au contraire, le trait est exagérément forcé (multitude de vaches pour nourrir l'enfant, taille de ses vêtements etc...).
On est sur une grande échelle qui prête à rire. Mais Rabelais s'amuse à changer de dimension puisqu'il décrit Gargantua le plus souvent dans les activités d'un homme ordinaire (éducation etc...).
La naissance de Gargantua, en le faisant sortir de l'oreille, le place dans le sillon des grands mythes antiques : on rappelle que Dionysos est né de la cuisse de Jupiter. La satisfaction de ses besoins crée un déluge urinal sur les Parisiens, passage qui prend la forme d'une farce (ch XVII). Le grossissement produit un puissant effet comique.
La taille de ces personnages les conduit de sortir sans difficulté de toutes les situations périlleuses. Le thème du gigantal permet donc de s'amuser d'un sujet grave comme la guerre. Rien n'est sérieux dans ce livre. L'optimisme anime au contraire Rabelais ainsi qu'il le précise dans son avertissement au lecteur. ("le rire est le propre de l'homme" dizain introductif)
Précisons que le géant est un personnage habituel tiré du répertoire théâtral mobilisé pendant les foires du Moyen-Âge. Il est aussi sorti lors du carnaval ou au cours de processions religieuses. Un tel personnage hors du commun fait surgir un rire carnavalesque que l'on qualifie de populaire et d'universel.
Ce type de comique fait naître un comique de mots.
Le comique de mots est d'un usage courant notamment dans la comédie, mais Rabelais se singularise par l'emploi systématique de différents procédés :
-des jeux de mots : "je trouve beau ... ce" devenue la région de la Beauce
-des calembours : "papelard" dérivé du mot pape (ch XII)
-des contrepèteries : "pot de vin" (ch XIX)
-l'onomastique : Ponocrates " qui signifie dur à la fatigue
On ne compte plus les passages savoureux où le comique de mots surgit. Rabelais use de termes vides de sens qu'il met dans la bouche de ses personnages.
Ainsi dans le passage de la restitution des cloches de Notre-Dame (chapitre XIX), l'envoyé spécial de la Sorbonne prononce un discours d'anthologie : sous l'apparence d'une harangue, d'un discours a priori sérieux, Janotus de Bragmardo emploie une succession de phrases hachées, interrompues par des interjections intempestives et des connecteurs logiques qui n'ont aucun intérêt si ce n'est celui de rendre le propos totalement incompréhensible.
Il reste que la singularité de Rabelais réside également dans le choix de réhabiliter le corps.
Le corps est au cœur de l'œuvre rabelaisienne.
On voit ainsi les personnages dans des activités prosaïques telles que naître, manger et boire. Sur ce dernier point, il faut considérer que le thème du banquet est omniprésent. On rappelle que Gargantua nait lors d'un banquet alors que sa mère s'est livrée à des excès de tripes qui l'empêchent d'accoucher normalement.
L'esprit de fête est important pour les hommes, donnée que Rabelais a repris à son compte.
Il faut ajouter qu'à côté des besoins vitaux, l'auteur consacre de nombreux passages à d'autres activités humaines : on voit les personnages satisfaire des besoins naturels tels que déféquer et uriner ou avoir une vie sexuelle. Le livre comporte de très nombreuses allusions explicites comme avec l'épisode du torchecul au chapitre XIII. Rabelais rappelle en outre que Grandgousier et Gargamelle aiment "à se frotter le lard".
Le bas corporel concerne donc le ventre, l'anus, et les organes génitaux. C'est dit sans façon avec un naturel désopilant.
C'est souvent au cours d'un festin que les grivoiseries surgissent, l'alcool et la bonne chère déliant les langues. Frère Jean n'est pas le dernier à s'adonner à la beuverie et à questionner les convives : "Pourquoi est-ce que les cuisses d'une demoiselle sont toujours fraîches" (chapitre XXXIII). Cela ouvre le champ aux propos graveleux : "C'est un lieu ombragé, obscur et ténébreux dans lequel jamais le soleil ne luit".
La culture populaire de l'époque est habituée à ce rapport naturel avec le corps. Ces références suscitent un rire franc et massif.
Le langage devient donc cru et obscène pour mieux rire de l'homme.
Le corps est donc réhabilité dans la littérature rabelaisienne.
Sources : M.Bakhtine, l'œuvre de François Rabelais, Tel Gallimard
J.P Santerre, Gargantua de Rabelais, leçon littéraire, Puf
Repère à suivre : le prologue