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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Le titre « des Caractères » de La Bruyère, un emprunt à l’Antiquité

Parcours Comédie sociale chez La Bruyère : vus comme des particularismes singuliers de l'homme sous l’Antiquité, les "caractères" de s’affirment comme de purs éléments sociaux au XVIIe siècle : vous saurez tout sur l'origine du terme, son évolution et sur le choix d'un tel titre par La Bruyère.

La Bruyère, les Caractères, le titre, explication

 

repère : la comédie sociale : présentation

 

Dans l’article précédent, nous avons présenté la problématique officielle conforme au programme du bac intitulé la comédie sociale dans les Caractères de La Bruyère. Pour débuter, nous allons livrer quelques données générales qui permettent de mieux comprendre ce livre. Le premier point concerne son titre.

Le terme « Caractères » est employé sans que l’on s’arrête vraiment au sens de ce mot. On note d’abord qu’il nous est présenté au pluriel. Que signifie donc ce terme ?

Antiquité

Le terme provient de l’Antiquité grecque et sert à penser l’homme pris dans sa spécificité. On rappelle que la notion d’individu ou d’individualité n’existe pas à cette époque. La vie de la cité régit les comportements des hommes.

Homère relevait déjà que l’homme a ses propres plaisirs et sa propre activité sous le soleil (Homère, Odyssée XIV).

À sa suite, les poètes grecs entrent davantage dans le particularisme en notant des oppositions de tempéraments entre les hommes. Ainsi le poète Archiloque au 7e siècle avant J-C déclare :

« Je ne me soucie pas des immenses richesses de Gygès ; l’envie n’a jamais habité mon cœur et je n’ai point de colère contre l’ordre établi par les dieux. » (fragment 22, traduction Bonnard).

Trois vices sont mentionnés :  la cupidité, l’envie et l’ambition. Avec ces « caractères », on entre dans le domaine de la philosophie.

Platon

Platon s’est intéressé aux « caractères », mais cette notion doit être comprise comme un type. Dans le Banquet, et dans le célèbre discours d’Aristophane, on apprend que l’humain a été double et réparti en trois catégories de sexe : le masculin, le féminin et le mixte. Ces genres ont été divisés en deux pour ne pas faire de l’ombre aux dieux. C’est ainsi que selon cette légende, chacun chercherait désormais sa moitié dans une quête d’amour.

Dans la République, le même philosophe répertorie trois classes de la société en fonction des trois parties de l’âme avec trois genres de vie.

On est donc plus dans une typologie que dans des « caractères » tels qu’on l’entend de nos jours.

Aristote

Il faut attendre Aristote qui, dans le livre 2 de L'éthique à Nicomaque, entreprend une caractérologie, c’est-à-dire une démarche ayant pour objet de décrire et de classer les caractères de l’homme. Il s’agit pour le philosophe de définir les passions humaines en commençant par montrer à quel genre de vertu elles appartiennent et en éliminant les notions concurrentes. Puis il cherche dans un second temps à en expliquer les mécanismes. C’est un véritable traité d’éthique.  

Théophraste

À la suite d’Aristote, ce philosophe du IVe siècle avant J-C a cherché lui aussi à « traiter de toutes les vertus et de tous les vices » (cf. La Bruyère, discours sur Théophraste).

De cette œuvre ambitieuse, remise au goût du jour par le moraliste du XVIIe siècle, il n’en reste plus qu’un  fragment qui n’aborde que des vices, catégorisés ainsi :

« Dissimulation.
De la Flatterie.
De l’Impertinent, ou du diseur de rien.
De la Rusticité.
Du Complaisant.
De l’image d’un Coquin.
Du grand Parleur.
Du Débit des nouvelles.
De l’Effronterie causée par l’avarice.
De l’Épargne sordide.
De l’Impudent ou de celui qui ne rougit de rien.
Du Contre-temps.
De l’Air empressé.
De la Stupidité.
De la Brutalité.

De la Superstition.
De l’Esprit chagrin.
De la Défiance.
D’un Vilain homme.
D’un homme Incommode.
De la sotte Vanité.
De l’Avarice.
De l’Ostentation.
De l’Orgueil.
De la Peur ou du défaut de courage.
Des Grands d’une République.
D’une tardive Instruction.
De la Médisance. »

La Bruyère, Les Caractères de Théophraste

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Caract%C3%A8res_(Th%C3%A9ophraste)

 

À partir de faits et gestes de la vie quotidienne, Théophraste souligne les vices de ses contemporains. L’auteur adopte volontiers un ton ironique en choisissant le registre satirique. Il vous est proposé d’en lire un court passage pour vous faire une idée. Voici donc un extrait traduit par La Bruyère lui-même :

« De l’Impudent
Ou de celui qui ne rougit de rien.


L'Impudence est facile à définir ; il suffit de dire que c’est une profession ouverte d’une plaisanterie outrée, comme de ce qu’il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d’une manière déshonnête ; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les acteurs, que les autres voient et écoutent avec plaisir ; qui couché sur le dos pendant que toute l’assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d’interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la Fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connaître, en arrête d’autres qui courent par la place, et qui ont leurs affaires ; et s’il voit venir quelque plaideur, il l’aborde, le raille et le congratule sur une cause importante qu’il vient de perdre. (…) » 

La Bruyère, Les Caractères de Théophraste

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Caract%C3%A8res_(Th%C3%A9ophraste)

On peut dire que cette œuvre a eu une influence décisive sur La Bruyère. Prenant le risque d’anachronisme, on peut parler d’intertextualité. Il s’en est clairement inspiré au moins sur les points suivants :

  • en partant de situations cocasses dont il a été le témoin muet.
  • en fustigeant des caractères types (le glouton, l’orgueilleux, le distrait etc…)
  • en reprenant le trait de plume enlevé pour croquer lui aussi ses portraits.
  • en empruntant son titre.

Il s’avère que La Bruyère a fait de cet héritage une œuvre tout à fait originale.

La Bruyère

Voyons maintenant le titre complet que La Bruyère a donné à son livre : Les Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle.

Que peut-on dire ? L’auteur répond lui-même à la question :

 « Il y en a une autre, et que j’ai intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris : »

La Bruyère, préface

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Caract%C3%A8res/Pr%C3%A9face

On note que les caractères vus comme des particularismes singuliers sous l’Antiquité s’affirment désormais comme de purs éléments sociaux dans une science des mœurs :

«  Je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères ; »

La Bruyère, Les Caractères de Théophraste

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Caract%C3%A8res/%C3%89dition_1696/Les_Caract%C3%A8res_de_Th%C3%A9ophraste

Le choix du titre long et alambiqué n’a rien de neutre : l’auteur place sa traduction grecque avant son propre opus. Il laisse donc à penser que ses Caractères ne formeraient qu’un simple supplément à l’œuvre grecque. Il n’en serait que l’accessoire.

On sait que cette affirmation n’est pas vraie : La Bruyère a peaufiné son œuvre pendant 20 ans, preuve qu’il lui accordait une grande importance. Il était aussi clairement désireux de faire connaître son travail de plume.

Le choix de ce titre témoigne certes du respect dû aux Anciens, mais aussi d’une prudence élémentaire de l’auteur. Ce siècle d’une grande virulence laisse les hommes de Lettres bien démunis face aux attaques de concurrents et de jaloux. Pour publier, il faut nécessairement chercher des appuis et des protections. On verra dans un autre article le rôle de Boileau et le contexte dans lequel s’inscrit l’œuvre : la querelle des Anciens et des Modernes.

Mais pour l’heure, il faut donner quelques précisions sur la forme du livre et le genre auquel il appartient.

Sources :

Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Lafon (2019)

R Joly, La caractérologie antique jusqu'à Aristote

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1962_num_40_1_2398

Pierre-Marie MOREL, Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote. Note sur la notion d’hexis proairetikê

https://journals.openedition.org/philonsorbonne/892

repère à suivre : le genre littéraire 

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