Analyse-Livres & Culture pour tous
30 Novembre 2021
Parcours Comédie sociale chez La Bruyère : La prudence de l'auteur l’amène à publier les Caractères de manière anonyme et à présenter son œuvre après les Caractères de Théophraste, traduits du grec par ses soins. Le succès le conduit, au fil des éditions, à augmenter la part de son livre qui va progressivement éclipser sa traduction grecque.
repère : la comédie sociale : l’auteur
Dans l’article précédent, nous avons présenté le type d’argumentation et les registres littéraires. Il convient aujourd’hui de donner quelques repères biographiques sur l’auteur (1645-1696) en nous intéressant plus particulièrement à la question de la signature de l’œuvre.
La Bruyère est né à Paris en 1645. Il a exercé peu de temps le métier d’avocat. Il a été introduit dans la maison du duc de Condé par l’entremise de Bossuet. Il a eu le loisir de côtoyer les grands de ce monde. Il en a éprouvé beaucoup de dépit, se trouvant injustement traité par les courtisans qui le considéraient comme un simple domestique. Cette amertume a ainsi nourri sa verve.
En 1687, La Bruyère, qui est âgé de 42 ans, n’a encore rien publié lorsqu’il dévoile son livre ; il ne lui reste plus que neuf ans à vivre. Pour se donner une idée précise, Molière et Corneille ont connu le succès alors qu’ils étaient beaucoup plus jeunes. C’est donc une œuvre de maturité.
Par ailleurs, la Bruyère a peaufiné son manuscrit déjà depuis 20 ans. C’est également une œuvre de maturation : il a remanié son texte à plusieurs reprises, preuve de son perfectionnisme tout autant que sa prudence.
Avant la parution de son livre, La Bruyère a sollicité l’avis de Boileau. Ce dernier ne lui a pas caché les risques qu’il prenait en s’attirant de solides inimitiés. De fait, l’auteur s’est effectivement fait beaucoup d’ennemis ainsi qu’il le reconnaît :
« L’on doit toujours se taire sur les puissants ; il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien ; il y a du péril à en dire du mal pendant qu’ils vivent et de lâcheté quand ils sont morts. » ( Les Grands, -56)
Il publie la première édition des Caractères en 1688. Cette première édition sera amendée à plusieurs reprises. On passe ainsi de 420 fragments au début à 1120 dans la dernière édition. L’édition de référence sur laquelle nous travaillerons est la 8e édition de 1694.
La prudence de l’écrivain l’amène à publier les Caractères de manière anonyme et à présenter son œuvre après les Caractères de Théophraste traduits du grec par ses soins. Il donne l’impression d’imiter l’auteur grec derrière lequel il semble se « cacher » un peu. Il faut préciser que le XVIIe siècle est un siècle d’une grande virulence. Il laisse les hommes de Lettres bien démunis puisqu’ils n’existent pas de droits d’auteurs et qu’ils ont pour cette raison besoin d’un protecteur tout autant que pour les protéger des attaques des jaloux.
Dès sa publication, le livre a rencontré un vif succès. C’est une œuvre dont tout le monde parle : dans les salons, on s’amuse à chercher les véritables noms. On dresse des listes de personnes croquées par La Bruyère. On cherche « des clefs » de lecture pour décrypter les portraits. L’auteur est dépassé, il se défend dans sa préface :
« et après les avoir expliquez à leur manière, et en avoir crû trouver les originaux, donnent au public de longues listes, ou comme ils les appellent, des clefs, fausses clefs, et qui leur sont aussi inutiles, qu’elles sont injurieuses aux personnes dont les noms s’y voyent déchiffrez, et à l’Ecrivain qui en est la cause, quoi qu’innocent. »
La Bruyère, discours de réception et préface
L’enthousiasme se porte aussi sur le fond du livre : on savoure la critique des mœurs. À l’époque, l’immoralité des courtisans était une réalité connue et non contestée. Ce succès amène l’auteur à signer son œuvre.
Par ailleurs, on se pique de ce nouveau genre en cherchant à l’imiter, mais en vain. Pour l’éditeur, l’affaire est juteuse, il faut réimprimer rapidement pour satisfaire la demande. Au fil des éditions, les Caractères s’affirment avec ses nombreux ajouts qui déséquilibrent l’édition première. Le livre de La Bruyère d’une singularité inouïe efface progressivement l’intérêt de l’ouvrage de Théophraste, dont la traduction a aussi prêté à la critique.
Le livre devient aussi l’emblème du débat entre les Anciens et les Modernes, puisqu'il associe la traduction de Théophraste à l’ouvrage de La Bruyère. Mais dès sa première édition, il sonne clairement la charge contre les Modernes par des attaques contre le journal qui les soutient, le Mercure galant. La Bruyère se livre à un rejet des Modernes qui n’auront de cesse de le critiquer ainsi qu’il le relève dans sa préface de 1694 :
« je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés : il faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu, et ni plus ni moins que ce qu’on a lu ; »
La Bruyère, Les caractères, préface
Entrant en 1693 à l’Académie française, La Bruyère fait un discours en forme de camouflet contre les Modernes qu’il met dans le même sac avec un ton doucereux :
« Je voudrois, MESSIEURS, moins pressé par le temps et par les bien-seances qui mettent des bornes à ce Discours, pouvoir louer chacun de ceux qui composent cette Académie par des endroits encore plus marquez et par de plus vives expressions : toutes les fortes de talens que l’on voit répandus parmi les hommes, se trouvent partagez entre vous."
La Bruyère, discours de réception et préface
La suite de son discours le mène à un long et vibrant hommage de plusieurs auteurs de …l’Antiquité dont il détaille les entiers mérites. Ce discours prêtera aussi à la critique et l’auteur fera une nouvelle préface pour s’en expliquer. L’univers des Lettres au XVIIe siècle est un monde impitoyable.
Nous avons vu les données biographiques qui nous permettent maintenant d’entrer dans l’étude du livre en rappelant la problématique choisie. Dans l’article suivant, nous analyserons l’organisation pyramidale de la société.
Source : Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Lafon (2019)
Repère à suivre : l’organisation pyramidale de la société