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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Plan et analyse linéaire du chapitre 14 de « Gargantua » de Rabelais

Dans le chapitre 14 de Gargantua, Rabelais procède d’abord par une référence historique à l’Antiquité avec l’épisode du cheval Bucéphale d’Alexandre le Grand avant de faire une satire des faux savants et de la vacuité de leur enseignement. Il joint le registre comique au registre didactique.

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Repères : rire et savoir (Gargantua) : étude

Dans l’article précédent, nous avons lu de manière analytique le chapitre 14 intitulé : comment Gargantua fut instruit par un sophiste en lettres latines.

Nous avons employé la méthode dite des 6 GROSSES  CLEFS utilisant des codes couleur pour examiner le texte sous 6 angles saillants (grammaire, oppositions, 5 sens, conjugaison, champ lexical et figures de style). 

Éducation

Nous verrons que le registre comique et le registre didactique se rejoignent également dans ce chapitre.

Il faut rappeler que le sujet de l’éducation constitue un thème important dans la pensée rabelaisienne. Notons que si le chapitre 14 fait une satire des faux savants, cela permet à l’auteur d’exposer à partir du chapitre 15 l’idéal humaniste en la matière.

Il est temps de vous proposer l’analyse détaillée de ce chapitre selon le plan suivant :

  1. Référence à l’Antiquité,
  2. Faux maîtres,
  3. Faux savoirs.

1. Référence à l’Antiquité

Comme nous l’avons évoqué dans le prologue, Rabelais s’appuie sur une référence datant de l’Antiquité pour débuter son argumentation.

  1. Un exploit rapporté

L’auteur fait, en effet, un parallèle audacieux entre deux pères, l’un fictif, l’autre réel, « Grandgousier » et « Philippe de Macédoine »,  avec pour point commun, dans l’idéal grec, le temps de l’éducation du prince. C’est le moment où l’enfant quitte la sphère maternelle, « les gouvernantes », pour entrer dans la sphère masculine avec des précepteurs dignes de former l’esprit.

Le courage d’Alexandre le Grand est ainsi rapporté de la bouche de Grandgousier qui emploie le style direct pour rendre solennel son propos « Et il dit à ses gouvernantes ». Grandgousier fait état de l’admiration de Philippe devant la vision de son fils : «  en le voyant manier » son cheval Bucéphale.

Les exploits sont retracés avec force détails que ce soit avec des redondances « ledit cheval », des adverbes de manière « dextrement », ou avec des adjectifs qualificatifs descriptifs « si terrible et déchaîné » et du comparatif « que nul osait monter dessus ». On note l'insistance sur la prouesse du jeune homme qui est logiquement décrite avec la conjonction de coordination « car », avec celle de subordination « parce que » et le participe présent « considérant », les adverbes « alors », « ainsi » : ces tournures donnent un rythme vivant, voire épique à l’épisode.

L’exploit s’effectue à l’aide de figures d’opposition montrant le caractère extraordinaire du héros antique : « monter dessus »/« désarçonnait », « nul/tous ».

Le champ lexical du corps est convoqué avec les oppositions : « cou »/« jambes », « mandibules »/ « cervelles ». « fureur »/ « frayeur ».

L’intelligence d’Alexandre est aussi soulignée par le recours au point de vue interne : « Alexandre avisa que la fureur » et le recours au passé simple, le temps de la prise de conscience outre la solution fondée sur un contraste entre soleil/ombre donnant lieu au dressage du cheval.

  1. Le parallèle Gargantua/Alexandre le Grand

Si Rabelais ose un parallèle comique entre Gargantua et Alexandre, c’est pour mieux souligner la vanité et l’aveuglement de Grandgousier. C’est un ressort amusant, car le  seul "exploit" de Gargantua a consisté à trouver le meilleur « torchecul » (cf.chapitre 13). Rabelais fait donc mine de soutenir la comparaison entre les deux princes avec l’emploi d’hyperboles « haut sens et le merveilleux entendement »  qu’il prête à Gargantua et qui rejoint «  le divin entendement » décelé chez Alexandre par son propre père. La démonstration de Grandgousier le conduit à vouloir donner, lui aussi, une éducation soignée à son fils.

  1. La recherche d’un précepteur

Le discours direct de Grandgousier délaisse l’Antiquité et le temps du récit pour aborder sa situation personnelle avec l’emploi du présent d’énonciation : « je vous dis », « je veux » « je ne veux pas ». On note les verbes forts marquant l’autorité qui sont mis dans la bouche de Grandgousier.

La fierté du père de Gargantua est comparée à celle de Philippe de Macédoine : l’aveuglement du père est décrit par une énumération d’adjectifs hyperboliques « aigu, subtil, profond, et serein » et l’emploi emprunté au registre religieux « divin entendement »,  ce qui provoque un effet comique.

Rabelais use du futur pour montrer la certitude de Grandgousier  : « il parviendra » quant aux performances de son fils. Le champ lexical du savoir est convoqué pour mettre en évidence l’enjeu de l’éducation idéale : « instruire », « sagesse », « degré souverain » « capacité » « apprenne » « savant ».

On voit toute l’ambition de Grandgousier sur cette entreprise pour laquelle il est prêt à dépenser beaucoup d’argent avec cette phrase négative, pleine d'euphémisme : « Et je ne veux pas regarder à la dépense. »

C’est le moment pour lui de porter son choix sur le meilleur précepteur à l’image de Aristote, philosophe nommé qui se voit opposé « quelque homme savant », personne indéfinie dont on sent bien qu’il ne saura pas tenir la comparaison.

2. Faux maîtres

C’est le moment saillant du chapitre où Rabelais effectue une satire des faux savants.

       a. Un précepteur au savoir abscons

Il procède par opposition entre Aristote, philosophe grec et maître Thubal Holopherne, professeur fictif dont le nom prête à rire : Rabelais recourt à l’onomastique.

Qu’est-ce que l’onomastique ? C’est la science qui explique par le biais de l’histoire le sens des noms propres.

Rabelais joue ainsi sur le terme Thubal qui signifie « confusion » en hébreux, ajouté à "Holopherne", général assyrien tué par un personnage biblique, Judith. Rappelons que la première édition du chapitre 14 mettait en cause les théologiens, c’est la raison pour laquelle le champ lexical biblique est ici convoqué.

       b. Le choix d'un sophiste

Il est intéressant de voir que ce choix du précepteur, par ailleurs paré du qualificatif mélioratif de « maître », n’émane pas de Grandgousier, mais d’une personne indéfinie « on ». C'est donc un choix qui ne repose sur aucune recommandation précise, un mauvais choix donc.

Le professeur est pourtant jugé de « grand docteur sophiste », oxymore s’il en est : les sophistes sont jugés comme de mauvais philosophes parce qu’ils ne recherchent pas la vérité. Ils ne s’intéressent qu’à la forme du discours ; ils ne recherchent pas la sagesse et ne questionnent pas le fond de tout savoir.  

Par une opposition, Rabelais insiste sur l’hypocrisie et la piètre moralité de l’enseignant, un clerc, c’est-à-dire un religieux, jugé pourtant d’« excellent précepteur » avec la maladie vénérienne la  « vérole » c’est-à-dire la « syphilis » qui l’emporte.

        c. Un précepteur idiot

On relève la tournure personnelle "il eut" mais qui n'est pas davantage gage de sérieux. Le précepteur qui lui succède possède, en effet, un savoir encore plus dépassé que le premier.

L’auteur insiste sur ce fait en se fondant sur son âge canonique et sa santé déclinante avec l’association des deux termes, nom commun et adjectif, « vieux tousseux » constituant une formulation passablement péjorative.

Rabelais recourt encore à l’onomastique avec la désignation du nouveau précepteur. On note la gradation puisque le précédent avait un savoir « confus », le second avec la dénomination de « Jobelin », provenant d’un adjectif, est qualifié -quant à lui- de niais. Cela renvoie à un terme usuel dans les farces de l’époque. À cela s’ajoute l’adjectif « Bridé » soulignant que l’enseignant a une étroitesse de vue. C'est donc un précepteur idiot qui gère l'éducation de Gargantua

L’éducation scholastique délivrée par les faux savants prête le flanc à la critique compte tenu des faux savoirs transmis.

3. Faux savoirs

La satire s'appuie sur un champ lexical de l'éducation avec des mots savants, sérieux, alors que le contenu est tout à fait vide de sens.

        a. L'emploi de termes sérieux

Le champ lexical de l’école est largement utilisé dans ce passage : « apprit », « alphabet », « écrire », « livres », « écritoire », « encre », « plumier », « épreuve », « lecture ». Il s’agit d’une terminologie attendue pour décrire un enseignement sérieux.

Cependant, cet enseignement prête à rire de deux manières : il s’agit d’une part  d’un enseignement laborieux et, d’autre part, d’un enseignement inutile. Reprenons ces deux points, si vous le voulez bien.

         b. Un enseignement laborieux

Rabelais se moque de cet enseignement  particulièrement poussif lorsqu’on songe à la durée totale que cela prend :  53 ans au total ; les différentes durées en années, en mois et en semaines sont précisées pour nous faire rire. L’ironie de l’auteur est patente. C’est évident une hyperbole sous la plume de Rabelais qui recourt à des locutions faussement descriptives : « ce qui lui prit », « il y mit », « Il y consacra ».

Le caractère laborieux résulte aussi de l’emploi de locutions temporelles « puis », répété deux fois outre la terminologie « après » : c’est un enseignement qui s’étire à l’infini. On voit aussi que l’ironie est marquée lorsqu’on aborde le contenu.

Toutes ces précisions d’ordre temporel vont de pair avec le détail du « savoir » transmis. C’est pour Rabelais une véritable dénonciation d’un enseignement passablement vide de sens, inutile.

        c. Un enseignement inutile

L’ironie de Rabelais s’exerce par des antiphrases avec l’emploi deux fois de la conjonction «  si bien que » : l’élève doit débiter son savoir ainsi qu’il en ressort de l’opposition « par cœur et à rebours », c’est-à-dire à l’envers et à l’endroit. C’est le cas pour « l’alphabet », mais aussi pour l’examen de fin d’étude « épreuve ».

L’auteur procède également à des énumérations d’œuvres dépassées déjà de son temps : « Donat, le Facetus, Theodolet, et Alanus ses Paraboles ».  On voit aussi dans ces listes de lectures le côté fastidieux avec les titres savants en latin et le sujet de l’enseignement purement formel.

Mais l’ironie est à son comble avec le recours à l’onomastique que l’on relève dans la désignation des ouvrages vrais « Des manières de signifier » mélangés à des ouvrages fictifs : « Heurtebise, de Faquin, de Tropdetout, de Galehaut, de Jean le Veau, de Bonarien, Brelingandus ». Dans l’esprit de Rabelais, ce sont des livres soit trompeurs « Faquin » soit inutiles « Bise » soit le vent, « bon à rien ». L’auteur insiste sur la vanité et la lourdeur d’un enseignement totalement obsolète. Rabelais emploie une tournure péjorative pour ne plus nommer ces ouvrages inutiles «  et un tas d'autres ». On obtient une gradation descendante avec la lecture d’un livre populaire, « l’almanach », qui vient sans logique après la lecture d’ouvrages réputés savants. Tous ces livres se valent dans leur vacuité.

Le successeur du premier précepteur aggrave le pensum de l’élève en lui infligeant davantage de lectures insignifiantes. L’ironie surgit avec un ouvrage en latin qui signifie « Comment se tenir à table, » qui s’oppose à un ouvrage sérieux du philosophe Sénèque. Rabelais renouvelle l’ironie avec le dernier ouvrage « le Dors en paix pour les fêtes » au titre indolent. D’ailleurs Rabelais ne mâche pas ses mots lorsqu’il utilise la comparaison avec le pain, « semblable farine». Il joue sur la volatilité de cette farine comme pour ce savoir qui ne peut se fixer dans aucune tête. Il conclut avec une antiphrase « il devint si sage que jamais, depuis lors, nous n’en avons enfourné autant.» en reprenant la métaphore du pain qui devrait constituer l'aliment de l'esprit.

C’est enfin un enseignement vide de sens parce que l’élève est passif : c’est le maître qui lit : « il lui lut »,  tournure de phrase répétée à l’envi. L’élève n’est jamais en position de comprendre, d’analyser ce savoir, il ne fait que l’écouter, sans jamais le questionner.

L’enjeu de cette éducation consiste à restituer de mémoire « par cœur»  le livre lui-même et ses commentaires. L’inanité de cet enseignement est soulignée avec l’expression «  et à rebours » : un tel savoir n’est qu’un exercice de forme et non de fond. Tous ces détails montrent bien l’absence de sens de l’éducation scholastique.

Et lorsque l’élève est actif, c’est pour écrire dans un style déjà obsolète avec l’adverbe « gothiquement ». La référence à cette écriture illisible est une marque d’ironie de la part de Rabelais. Les exagérations concernant l’écritoire est destinée à faire rire le lecteur : tout est hyperbole dans les menus détails des poids des différentes composantes pour mieux souligner une activité éducative sans intérêt. Là encore, la forme prime sur le fond.

La raison n’est pas convoquée dans ce type d’éducation ainsi que l’on peut le noter avec une antiphrase «  Et il prouvait sur les doigts à sa mère ». Évidemment, il ne prouve rien puisque l’élève ne cherche pas à exercer son intelligence. D’ailleurs, la vacuité de l’enseignement est formulée par le rejet de toute forme d’esprit critique «: qu’il n’y avait pas de sciences des manières de signifier». Cela signifie que tout se vaut dans l’art de ne rien savoir…

Repère à suivre : chapitre 33 : la question de la guerre

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