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15 Octobre 2021
Il sera question de présenter le plan et l’analyse linéaire du chapitre 33 de « Gargantua » de Rabelais en nous fondant sur trois mouvements principaux : une conquête imaginaire, la prise de parole d’un conseiller pacifiste avant de conclure par la victoire du camp belliciste.
Repères : rire et savoir (Gargantua) : étude
Dans l’article précédent, nous avons lu de manière analytique le chapitre 33 de Gargantua de Rabelais, il convient aujourd’hui d’analyser de manière linéaire ce texte au vu des trois mouvements dégagés :
Non content de posséder virtuellement une grande partie du monde, Picrochole recentre le débat sur Grandgousier avec cette conjonction de coordination « Mais » : son insatiabilité est ainsi manifeste. Sa mégalomanie est également soulignée avec cette question : « que fait pendant ce temps la moitié de notre armée » : le connecteur de temps « pendant » et l’emploi du présent de l’indicatif rend extrêmement vivant le tableau des conquêtes que ses conseillers lui brossent. Le recours au possessif de la 1e personne du pluriel « notre armée » montre aussi l’absolutisme du roi qui s’avère paradoxalement sous influence.
L’effet comique vient du fantasme de la victoire contre Grandgousier : en effet, cette conquête, à la différence du reste des territoire, est à peine abordée comme si elle était d’ores et déjà acquise ; « qui déconfit ce vilain poivrot de Grandgousier ? » On relève à la fois le nom commun familier « poivrot » et l’adjectif qualificatif « vilain » pour désigner de manière péjorative son adversaire qu’il méprise cordialement.
La réponse est apportée par les conseillers « dirent-ils » qui parlent de manière globale. C’est pour eux une longue prise de parole destinée à flatter la puissance du roi : c’est par une description visuelle « rencontrer » que se met en place le récit de cette conquête fantasmée qui s’appuie comme nous le verrons sur une géographie précise.
L’emploi du verbe « déconfire » entre lui dans le champ lexical de la domination absolue du camp picrocholien que l’on retrouve par la suite « passé sur » , « a soumis » « ont foncé » « ont conquis » « mis à sac » « mis sous leur joug » etc…Tous ces verbes de mouvement montrent non seulement la violence de l’armée, mais aussi l’absence d’obstacles. Cette guerre facile est décrite comme un jeu de stratégie militaire : « Ils vous ont pris ».
On note surtout l’opposition entre les deux temps choisis par Rabelais pour évoquer l’extension de l’empire du roi Picrochole. Dans la première partie du chapitre, on a pu relever l’effet comique de l’emploi du futur, marquant le pur fantasme du vaste projet : « ira chercher » (L.140), « vous vous accaparerez » (L.16) etc. Dans la seconde partie, c’est une combinaison des temps passant du présent simple « ils ne chôment pas » et d’une tournure pour évoquer le futur proche « nous allons bientôt » pour aboutir à une description au passé composé. La valeur combinée de ces deux temps a pour objet de décrire une action éclatante qui vient juste de se passer : « ont conquis » « ont vaincu et dominé ». Ce rapport au caractère quasi instantané du temps rend la description particulièrement vivante : cela nourrit le fantasme de victoires de Picrochole.
Cet effet comique est doublé par l’importance de la géographie dans ce passage qui vise à susciter la vanité chez le roi. Il s’agit de dresser un tableau complet de l’hégémonie imaginaire du camp picrocholin. Sur ce point, Rabelais adopte une vision d’ouest en est, de « la Bretagne » à « Constantinople », tout en s’autorisant un point de vue sud/nord « Lübeck » jusqu’à « la mer Arctique" qui s’oppose à « la mer méditerranée ». C’est un procédé comique qui vise à donner le vertige par ses exagérations. Il s’agit de dénoncer la vacuité de la toute-puissance sur terre mais aussi sur mer, « conquêtes navales », des armées de Picrochole. Rabelais procède aussi à des énumérations précises au point d’être ironique des territoires conquis englobant à la fois des régions, mais aussi des pays entiers : « la Bretagne, la Normandie, les Flandres, le Hainaut, le Brabant, l'Artois, la Hollande, la Zélande » à « la Prusse, la Pologne, la Lituanie, la Russie, la Valachie, la Transylvanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Turquie » : cela a pour objectif de montrer l’insatiabilité de Picrochole/Charles Quint. La géographie est en outre avec des adverbes de lieu « là », « de là » « jusqu’à » « cela fait » ou de temps « bientôt »,« puis » : cela donne un rythme méthodique à la stratégie de conquête.
Cet extrait comporte aussi des détails militaires précis, se rapportant aux conquêtes de Charles Quint mais au-delà pour critiquer la tentation hégémonique des puissants. Rabelais met dans la bouche des mauvais conseillers des précisions stratégiques pour rendre la scène bien réelle aux yeux de Picrochole : ils font ainsi intervenir des combattants réputés pour leur courage « Suisses et des Lansquenets » qui ne résistent évidemment pas à l’armée picrocholine comme on le voit avec la métaphore « sur le ventre ». Par ailleurs, ils n’hésitent pas à donner des détails inutiles sur les lieux de regroupement pour donner lieu à une armée unifiée à Lyon : « ils ont retrouvé vos garnisons, de retour des conquêtes navales en Méditerranée et se sont rassemblés en Bohême après avoir… ». L’exagération des détails marquent l’ironie de l’auteur d’autant qu’il emploie par une tournure présentative « et les voilà » qui clôt d’un coup la description.
Le roi Picrochole cherche à reprendre l’initiative avec sa phrase affirmative contenant les verbes de commandement mis au présent : « rendons-nous », « je veux » qui s’oppose à l’interrogation qui suit marquant son besoin d’être conforté et donc sa faiblesse : « Ne tuerons-nous pas tous ces chiens de Turcs et de Mahométans ? » Le recours à la tournure négative et au futur montre que l’entreprise n’est pas aussi facile que les précédentes conquêtes. C’est un projet à concrétiser comme l’atteste le langage violent de Picrochole qui n’est plus dans l’asservissement, mais dans l'extermination, « tuerons-nous ».
La réponse des conseillers est habile puisqu’elle est sous la forme interrogative : « Que diable ferons-nous donc ? dirent-ils. » C’est pour marquer une évidence « donc » qui cache une manœuvre servile des conseillers : ils veulent plaire au roi. Rabelais montre aussi leur vrai visage par le biais de l’emploi du futur « Vous donnerez leurs biens et leurs terres » : cela stigmatise leur cupidité. Les conseils dispensés au roi Picrochole sont donc intéressés même s’ils procèdent faussement par le truchement périphrase « à ceux qui vous auront loyalement servi.» : c’est une fausse soumission, car ils attendent du roi un enrichissement. Ils l'obtiennent par le truchement du présent qui caractérise la solennité du moment : « Je vous donne la Caramanie, la Syrie et toute la Palestine ». On retrouve le procédé d’énumération comique. Magnanime, Picrochole se fonde sur deux antiphrases, la « raison » et « la justice », deux vertus qu’il ne connaît pas en vérité. Ce premier mouvement s’achève avec la soumission des conseillers: « Ah ! dirent-ils, Sire, vous êtes bien bon ! Grand merci ! Que Dieu vous donne toujours prospérité ». Notons le rythme ternaire employé par le biais de phrases exclamatives : l'exagération montre leur servilité.
a. L’interpellation du roi par Échéphron
Ce bel unanimisme est rompu par l’intervention du seul conseiller qui porte un nom sérieux. Tiré du grec, Échéphron veut dire « prudent ». Avec le temps du récit au passé, Rabelais prend soin de nous le présenter en recourant à une double apposition donnant un aspect mélioratif : « éprouvé en diverses aventures, un vrai routier de guerre » : il s’agit d’un bon conseiller en opposition avec « Merdaille » et « Spadassin », deux noms qui prêtent à rire pour souligner leur sottise.
Reprenant le mode questions/réponses, Rabelais passe à nouveau au style direct. Et c’est le nouveau conseiller qui interpelle le roi. Il le fait en recourant au mode subjonctif, celui de la réflexion, du doute qui s’oppose au mode indicatif employé jusque-là par les mauvais conseillers : « J'ai bien peur que toute cette entreprise ne soit semblable.. » : c’est l’état d’une réflexion d’un vieux sage qui se fonde sur une comparaison tirée d’une vieille fable. Elle est exprimée comme une petite histoire édifiante que l’on narre au passé : « tirait » « fut cassé » ,« n’eut » avec le connecteur « puis » « quand ». Il s’agit de montrer le passage de la chimère, « en rêve » à la réalité, « le pot fut cassé » avec une opposition entre « fortune » et « pas de quoi manger ». On note le parallèle que fait Echéphron avec le discours qu’il a entendu et c’est par l’intermédiaire d’une double interrogation : « Qu'attendez-vous » qui souligne le but escompté tout comme « Quelle sera la fin ». C’est un argument de raison d’un humaniste qui interroge le roi sur le bien-fondé de ses conquêtes. Dans la bouche du conseiller, on note l’oxymore « belles conquêtes » qui s'oppose à « embarras et barrages » deux termes employés pour qualifier la difficulté et les risques d’un tel projet.
b. Échéphron, un conseiller-philosophe
La réponse du roi se fait en une phrase déclarative « ce sera » qui ne répond pas au fond. La réplique du roi sur la forme nécessite deux propositions subordonnées, l’une conjonctive « que nous pourrons nous reposer à notre aise » associée à la proposition subordonnée circonstancielle : « quand nous serons rentrés. » Cela donne une impression de lourdeur et de gêne. Le roi ne trouve pas d'arguments rationnels. Il se borne à répondre avec une certaine désinvolture que l'on relève avec l'antithèse faire la guerre/ pour mieux « se reposer » « à notre aise ». On voit bien l’absence de logique dans la réponse.
Sans se laisser décourager, Échéphron, comme Socrate avec la maïeutique, continue à interroger le roi toujours avec une double interrogation : il reprend les deux termes de sa réponse. Il recourt au mode conditionnel pour souligner l’hypothèse réaliste: « Et si par hasard vous n'en reveniez jamais » : c’est une périphrase pour évoquer la mort. Echéphron poursuit son argumentation logique en appuyant sur la véritable nature de la guerre avec l’euphémisme des deux adjectifs « long et périlleux », et de la redondance « dangers ». Il en vient à proposer l’abstention des combats qu’il nomme par euphémisme « repos ». Pour cela, il s’appuie sur des connecteurs de temps « dès à présent» par opposition avec « jamais ». Notons l’opposition entre « vous » et « nous » qui montre les conséquences de la folie des rois sur le peuple.
c. La réfutation d’Échéphron
L’argument fait mouche, car ce n’est pas Picrochole qui réplique, mais Spadassin, celui qui est étymologiquement celui qui dégaine l’épée, un va-t-en-guerre en somme. Sa réponse ne concerne pas le fond de l’argumentation, elle s’effectue au contraire par des phrases exclamatives comprenant juron « pardieu » et invective « voilà un bel idiot ! ». Il recourt aussi au mode impératif à la 1e personne du pluriel « passons-y » pour se moquer de son adversaire. Il se sert d’un argument d’autorité par le présent de vérité générale.Il se fonde sur un personnage de la Bible, le roi Salomon, pour justifier la guerre, « c'est Salomon qui l'a dit ». Il oppose ainsi la paix avec la périphrase « « Allons nous cacher au coin de la cheminée… » à la guerre : « ne risque rien ». Sur la paix, on trouve des verbes dénués de mouvement « cacher » « passons » « enfiler » « filer » « dame » : on est dans le champ lexical de l’ouvrage servile des femmes. On voit une opposition entre le roi Sardanapale, voluptueux et débauché, qui s’oppose à la virilité du chevalier, « Qui ne risque rien n'a cheval ni mule ». Relevons la double tournure négative, « ne… rien » et « n’a » « ni » censée clore, une bonne fois pour toutes, la discussion.
Mais Échéphron lui apporte la dernière réplique en retournant la citation par la voie affirmative avec l’opposition entre les deux adverbes « rien/trop », «a /perd» et « Marcoul »/« Salomon ». La référence à Marcoul est tirée d’un ouvrage célèbre mettant en scène un homme plein de bon sens populaire qui faisait la leçon justement au roi Salomon.
a. Le « passer outre »
À bout d’arguments, le roi clôt autoritairement la discussion avec l’adverbe « Assez ! ». La critique de Rabelais est sévère : avec ironie, il met dans sa bouche la devise de Charles Quint, « Plus ultra », « plus outre » : « passons outre ». Il dénonce le caractère hégémonique de ce roi qui se lance dans des campagnes guerrières sans réflexion. Pourtant cet accès d’autorité est minoré par l’obsession de Picrochole pour Grandgousier. Il l’exprime, cette fois, d’abord par la voie déclarative : « Je ne crains que ces diables de légions de Grandgousier » : on voit la formulation restrictive « ne .. que » associée à une terminologie familière « diables de légions ». Cette peur le tiraille puisqu’il la formule deux fois par la voie interrogative : « Pendant que nous sommes en Mésopotamie, s'ils nous attaquaient par derrière ? Quel serait le remède ? ». Il recourt au conditionnel avec deux situations hypothétiques, « Mésopotamie » « par derrière » : Rabelais avec humour nous montre le caractère infantile de cette peur. Le ressort comique vient aussi de ce que ce roi tout-puissant cherche le soutien de ses conseillers et notamment de « Merdaille », au nom sot et ridicule qui s’emploie à répondre aux attentes royales.
b.L’intervention de Merdaille
L’effet comique de la réponse vient de l’opposition entre « facile » et ses longues phrases alambiquées. C’est bien un propos de sot qui est développé avec une gradation. On voit ainsi l’emploi d’un oxymore « un beau …ordre de mobilisation » auquel l’adjectif épithète « petit » confère un effet de litote. La proposition conjonctive « que vous enverrez » donne une fausse assurance au roi avec le recours au futur lointain et incertain.
Merdaille fait reposer l’entreprise sur une opposition stupide entre le choix de troupes « Moscovites » pour combattre dans une région éloignée la « Mésopotamie ». L’effet comique apparaît aussi avec le connecteur de temps « en un moment » et l’exagération du volume fantaisiste des troupes à lever : « quatre cent cinquante mille combattants d’élite » qui prend beaucoup de temps.
Le conseiller ne s’en arrête pas là puisqu’il s’enflamme avec cette interjection « oh ! ». Il croit en effet à ses propres bêtises. Il veut ainsi obtenir un brevet militaire de « lieutenant » avec la conjonction « si » et fait la promesse non de mener des troupes, mais de tuer, ce qui produit un effet comique. Avec humour, Rabelais recourt à l’expression usuelle « tuer un mercier pour un peigne » pour la restituer à l’envers « tuer un peigne pour un mercier » dans la bouche de Merdaille, ce qui n’a aucun sens. Déjà l'expression pointait du doigt le peu de profit d’un crime. La sottise de ce conseiller est donc patente avec la dernière assertion sous forme exclamative : «Je mords, je rue, je frappe, j'attrape, je tue, je renie » : c’est le sens du toucher qui est convoqué avec ces verbes. L’effet comique provient de ce que cette énumération n'est pas présentée dans un ordre logique : mordre /ruer, mordre/attraper et tuer/renier.
c. Une guerre décidée avec désinvolture
Avec autorité, le roi clôt la conversation avec ces deux interjections : « Allons ! Allons ! ». Avec un ton impérieux qui résulte du subjonctif : « qu'on mette tout en train ». Il donne raison au camp belliciste ayant été convaincu par ses mauvais conseillers.
On mesure l’ironie de Rabelais qui finit par mettre dans la bouche de Picrochole une citation réelle de Philippe VI d'Espagne pour mobiliser ses troupes lors d’une campagne militaire : « qui m'aime me suive ! » Rabelais critique la désinvolture de Picrochole, double de Charles Quint s’il en est.