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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

La description anthropologique dans les "Essais" de Montaigne.

 

Dans les Essais, Montaigne prend le temps d’expliquer les motifs et les méthodes des Tupinambas : il procède à une analyse anthropologique du cannibalisme puis à la réflexion sur la violence de son époque et de ses contemporains.

 

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Repères : Nouveau Monde : étude

 

Dans l’article précédent, nous avons abordé la valeur des témoignages sur lesquels Montaigne se fonde. Aujourd’hui, nous verrons la description anthropologique à laquelle l’auteur du XVIe siècle se livre : le cannibalisme.

Au travers d’une description minutieuse des us et coutumes des Indiens Tupinambas, il s’agit de relativiser la sauvagerie de leurs pratiques en les comparant avec celles des Européens eux-mêmes à la fois dans le Nouveau Monde, mais également sur le vieux continent.

 

Lecture

Nous allons étudier de manière linéaire la suite du chapitre des Cannibales en utilisant la méthode des 6 GROSSES CLEFS ©. 

 

  6           GROSSES                                      CLEFS

          Gr : grammaire                               C : Conjugaison

      OS : oppositions                            le : champ lexical 

       SE : les 5 sens                            FS : figures de style

Voici donc le texte colorié en respectant le code couleur.

 

« Ils ont leurs guerres contre les peuples qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant dans la terre ferme, guerres au cours desquelles ils combattent tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, effilées par un bout, à la façon des lames taillées de nos épieux. C’est une chose étonnante que de la vigueur de leurs combats, qui ne finissent jamais que par la mort et l’effusion de sang ; car, pour la déroute et l’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte comme trophée personnel la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir, pendant une longue période, bien traité leurs prisonniers, et leur avoir offert toutes les commodités qu’ils peuvent imaginer, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée des gens qu’il connaît; il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’être attaqué par lui, et il donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et tous les deux, en présence de toute l’assemblée, l’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le font rôtir et en mangent en commun et ils en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient autrefois les Scythes ; c’est pour signifier une extrême vengeance. En voici la preuve : ayant remarqué que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mise à mort contre eux, quand ils les faisaient prisonniers, mise à mort qui consistait à les enterrer jusqu’à la ceinture, et à tirer au demeurant du corps un grand nombre de flèches, et à les pendre après, les cannibales pensèrent que ces gens de l’autre monde, comme ceux qui avaient répandu la connaissance de beaucoup de vices chez leur voisinage, et qui étaient beaucoup experts qu’eux en toute sorte de malice, ne livraient pas sans raison à cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus désagréable que la leur, et ils commencèrent à abandonner leur ancienne pratique pour suivre celle-ci. Je ne suis pas fâché que nous constations l’horreur barbare qu’il y a dans un tel comportement, mais je le suis, en revanche, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles pour les nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par des tortures et par des supplices un corps encore plein de sensibilité, à le faire rôtir par le menu, à le faire mordre et le mettre à mort par des chiens et des porcs (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et de le manger après qu’il est trépassé. Chrysippe et Zénon, chefs de l’école stoïcienne, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal à se servir de notre charogne pur un quelconque de nos besoins, et à en tirer de la nourriture ; de même, nos ancêtres, étant assiégés par César dans la ville d’Alésia, se résolurent à se nourrir pendant ce siège du corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles au combat. »

(Traduction en français moderne par Michel TARPINIAN pour les éditions Ellipses, 1994)

 

Analyse

Grammaire

Montaigne cherche à convaincre par la raison le lecteur en se fondant sur une analyse détaillée des faits et coutumes rapportés par son témoin direct (cf article précédent). Il prend le temps d’expliquer les motifs et les méthodes des Tupinambas : il procède à une analyse anthropologique du cannibalisme puis à la réflexion sur la violence de son époque et de ses contemporains.

 

Montaigne utilise des phrases longues et complexes, avec de nombreuses subordonnées, des incises, donnant un rythme lent et plein de nuances à son propos. « Ils ont leurs guerres contre les peuples qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant dans la terre ferme, guerres au cours desquelles ils combattent tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, effilées par un bout, à la façon des lames taillées de nos épieux. » On est dans la description minutieuse qui repose sur des procédés argumentatifs logiques « car, et, mais » « Cela fait » « En voici la preuve : » pour démontrer la véracité de son propos.

 

L’emploi du « ils » nécessaire à l’explication des us et coutumes des Indiens cède le pas au « je » lorsque l’auteur entreprend sa réflexion, « Je ne suis pas fâché » « je pense que ».

Montaigne a recours à l’analogie pour comparer ce que font les Tupinambas et les Occidentaux « de même, nos ancêtres ». Il utilise des comparaisons de supériorité destinées à critiquer les Européens : « beaucoup experts qu’eux », « plus désagréable que », « il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à…».

 

Pour l’auteur l’attitude des barbares est moins critiquable que celle des Européens qui les ont contraints au cannibalisme.

 

Oppositions

La principale opposition a trait aux us et coutumes des Tupinambas, les cannibales, par rapport aux pratiques des Européens, venus de « l’autre monde » à savoir des Portugais, mais également des Français dans l’allusion à peine voilée avec les guerres de religion, « sous prétexte de piété et de religion ».

 

Dans ce texte, Montaigne oppose l’auteur et la victime en instituant un rituel précis mettant en scène la tribu spectatrice et participante. On a ainsi le maître/le prisonnier, le corps mangé/l’assemblée, ancienne pratique/nouvelle pratique.

 

C’est l’association vivant/mort qui occupe la fin de ce texte et qui sert de comparaison entre les cannibales et les Européens sur le plan de la violence de leurs mœurs.

 

Une ligne de fracture se dessine entre hier et aujourd’hui, la référence à l’Antiquité permet de conforter la thèse de Montaigne selon laquelle les mœurs étaient moins barbares « qu’il n’y avait aucun mal à se servir de notre charogne pur un quelconque de nos besoins », que celles qui ont lieu en Europe durant son temps et au Brésil depuis l’arrivée des Portugais impliquant une surenchère de violence « qu’elle devait être plus désagréable que la leur, et ils commencèrent à abandonner leur ancienne pratique pour suivre celle-ci. »

 

Sens

Le corps est au centre de cette scène : celui qui se bat et celui supplicié. La vue, le toucher, le goût sont ainsi convoqués par ce texte.

On note les détails visuels, « ils combattent tout nus» au sens propre, mais également au sens figuré, « nous soyons si aveugles ». Montaigne se place lui-même en témoin oculaire lorsqu’il dit : « vu de fraîche mémoire »

Ce sens est associé au toucher qui entre à propos dans la scène de cannibalisme « il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur d’être attaqué par lui, et il donne au plus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ». Enfin, le goût achève la description d’anthropophagie, « ils le font rôtir et en mangent en commun ». Il s’agit d’une description tout à fait réaliste.

 

Conjugaison

La conjugaison va à l’appui de l’argumentation de Montaigne visant à démontrer l’endurcissement des hommes. Pour cela, il oppose deux temps, le présent et le passé.

Il convient de noter que la description de la longue scène du cannibalisme est effectuée au présent de l’indicatif, « C’est une chose étonnante que de la vigueur de leurs combats, qui ne finissent », ce qui confère à la narration une actualité et tout son dynamisme.

 

Au moment de la recherche des causes du cannibalisme, on assiste à un basculement du texte au passé : « ayant remarqué que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient …quand ils les faisaient prisonniers, mise à mort qui consistait …les cannibales pensèrent …comme ceux qui avaient répandu …et qui étaient beaucoup experts ne livraient pas …et qu’elle devait être plus désagréable que la leur, et ils commencèrent… ». Avec les temps composés, Montaigne procède à une recherche lointaine des motifs jusque dans le fond des esprits des cannibales.

 

Puis le texte rebascule au subjonctif présent pour qu’apparaisse la pensée de Montaigne, « Je ne suis pas fâché que nous constations » puis dans le présent de l’indicatif, « Je pense qu’il y a plus de barbarie… ».

 

Champ lexical

C’est celui du rituel du cannibale qui frappe le plus dans ce texte, on a des éléments distinctifs à la fois sur la personne et sur sa pratique anthropophage. Les Tupinambas sont « tout nus » ainsi que leur équipement militaire rudimentaire « en bois ». C’est un peuple fétichiste avec leur « trophée personnel la tête de l’ennemi ».

 

Puis on en vient à l’acte lui-même selon une mise en scène devant une assemblée : « il attache une corde …et il donne », « l’assomment à coups d’épée ». « Cela fait, ils le font rôtir », « vengeance ». La ritualisation est un élément de l’anthropologie que Montaigne a tenu à préciser.

 

Le corps est mis en scène dans toutes les composantes de la torture à la fois douloureuse et lente, « tête », « bras », « le sang » « enterrement », « flèches »,« l’horreur barbare ».

 

Figures de style

Montaigne use d’énumérations dans sa description avec une succession d’actions toutes violentes. « Cela fait, ils le font rôtir et en mangent en commun et ils en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents. »

Mais il animalise aussi l’homme supplicié par les Occidentaux « à déchirer, à le faire rôtir par le menu, à le faire mordre et le mettre à mort par des chiens et des porcs ». Le corps devient animal avec « charogne pure ».

 

Conclusion

Ce texte d’une force argumentative peu commune mise sur le parallèle entre la violence des Cannibales et celle des Européens au moyen de la mise en scène d’un longue description anthropologique basée sur le corps. Prenant le lecteur à rebours de l’opinion commune, Montaigne argumente, illustre et explique pour conduire à une critique implacable de l’Ancien Monde, apportant ses vices chez les tribus indigènes du Brésil.

 

Dans l’article suivant, nous verrons l’inversion des rôles et des valeurs à laquelle se livre Montaigne.

 

Repère à suivre : l’inversion des rôles et des valeurs.

 

 

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