Analyse-Livres & Culture pour tous
17 Février 2020
Bac 2020 : Le Rouge et le Noir de Stendhal met en place différents points de vue de narration qu’il combine pour les opposer, les annuler. L’auteur complique la situation avec le style indirect libre tout en lui donnant un effet de légèreté liée à la liberté de l’écriture.
Repères : thème du héros stendhalien : présentation
Dans l’article précédent, nous avons évoqué le thème du temps dans le livre, analysons aujourd’hui les différents points de vue narratifs.
D’abord, précisons la notion et rappelons l’arsenal de focalisation dont dispose un auteur dans le cadre d’un roman.
Dans un roman, on dénombre trois possibilités de points de vue selon la coloration distinctive :
Point de vue externe : celui où narrateur rapporte l’histoire en sa qualité de témoin. L’intrigue avance graduellement en fonction du récit du narrateur.
Point de vue interne : celui où le lecteur entre dans la tête du personnage dont il connaît en même temps que lui les pensées, les sentiments, la psychologie en somme.
Point de vue omniscient : celui où le narrateur dépasse les deux précédents points de vue en ajoutant qu’il sait tout à la différence du personnage et avant lui.
Stendhal s’empare de cette convention non pour l’appliquer, mais pour casser les codes du genre. En effet, il combine simultanément les trois points de vue, les oppose, les annule, bref, il complique la situation avec le style indirect libre tout en lui donnant un effet de légèreté liée à la liberté de l’écriture. Parfois, il pousse le système à l’excès si bien que l’on se demande qui parle à certains passages du livre. Ainsi dans l’épisode de la main, on peut analyser ce qui suit :
« Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.
On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien ; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. »
On voit l’ingéniosité du non-système et les libertés qu’il offre. On peut se demander s’il y a encore des points de vue dans ce mélange des genres. Par ailleurs, dans certains passages du livre, un tiers vient perturber le récit. Qui est-il ?
Il est possible que le narrateur dans certaines occasions vienne perturber le récit. Diderot s’en est donné à cœur joie dans son roman, Jacques le Fataliste.
Cette perturbation donne un caractère enlevé, spirituel au récit qui s’ouvre sur d’autres perspectives.
Dans le Rouge et le Noir, le narrateur entre visiblement dans la danse au-delà de ses jugements et de ses analyses cachés sous son omniscience. Par convention, on sait que le narrateur en sait plus que le héros. Mais dans ce roman, il adopte un ton ironique, voire persifleur par rapport au personnage. Il raille la candeur ou la lenteur de Julien à comprendre ce qui lui arrive.
Notons aussi que le narrateur se tait à la fin. C’est essentiellement le point de vue interne qui s’impose, faisant taire les autres voix. Pourquoi ? C’est qu’on est à l’heure de la mise au clair de sa vie par le héros. C’est lui qui pense, qui parle et qui médite. Sa vision personnelle prime.
En filigrane, Stendhal en choisit en outre de faire parler une autre voix.
Dans ce récit à plusieurs voix, Stendhal en fait entendre une autre en particulier. C’est une originalité de son roman. En l’occurrence, qui parle aussi ? C’est l’auteur lui-même. Comment le fait-il ? D’abord il se présente « (quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue) » (partie 1, chapitre 2). C’est donc ce moi qui commente ce récit. « Je ne trouve quant à moi qu’une chose à reprendre au COURS DE LA FIDÉLITÉ » (livre 1, chapitre2).
Ensuite, il donne des précisions sur sa manière de voir les choses : « Comme notre intention est de ne flatter personne etc…) » (livre 1, chapitre 8).
Enfin, il interpelle le lecteur : « ce mot vous surprend ? » (partie 1,chapitre V).
Il peut même se lancer dans des confidences avec le lecteur :
« Le lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical ; nous avons oublié de dire que depuis six semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir/Chapitre_XXXVII
Le narrateur comme l’auteur laissent au héros la maîtrise de sa fin. L’intrigue ne subit plus de perturbations.
On rend au personnage la place qu’il a acquise à la fin de son apprentissage ainsi que nous le verrons dans le cadre de l’étude qui suit.
Source :
Michel Crouzet, Le Rouge et le Noir, essai sur le romanesque stendhalien, PUF 1995
Repère à suivre : le roman d’apprentissage