Analyse-Livres & Culture pour tous
15 Février 2020
Bac 2020 : Le Rouge et le Noir de Stendhal se situe dans un espace-temps déterminé. Le facteur temps est important dans le Rouge et le Noir de Stendhal puisque le terme "chronique" a été sous-titré par Stendhal. De quel temps parlons-nous ? Du temps de l’intrigue, mais également de l’importance des évènements qui surviennent la nuit, enfin du temps de la conjugaison.
Repères : thème du héros stendhalien : présentation
Dans l’article précédent, nous avons évoqué la géographie de ce roman, aujourd’hui, nous verrons que le thème du temps est incontournable. Il sera question en premier lieu de traiter de la chronologie du livre avant de voir l’importance que la nuit revêt dans le déroulement de l’action et l’emploi de la conjugaison.
Notons que Stendhal a sous-titré son livre de « chronique du XIXe siècle ». Une chronique signifie étymologiquement, ce qui appartient au temps. Il s’agit donc « d’annales selon l'ordre des temps, par opposition à histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et leurs suites. »* On est donc sur un récit en continu.
Il existe néanmoins bon nombre d’accommodements** de l’auteur avec son objectif puisqu’au cours de l’intrigue, on compte notamment :
- des analepses (flashbacks) concernent l’un la jeunesse de Julien (partie 1, chapitres 4 et 5) l’autre, en miroir, celle de Louise de Rênal (livre 1, chapitre 7)
- une scène prémonitoire, celle de l’église de Verrières (partie 1, chapitre 5) rappelant l’exécution de Julien. Notons que Stendhal s’amuse avec le lecteur puisque l’anagramme du condamné Louis Jenrel correspond à Julien Sorel !
- des ellipses, c’est-à-dire des omissions d’éléments que l’on peut déduire qui ne rendent pas compte du moment. On pense aux scènes d’amour qui sont escamotées.
« Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit. — Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.
Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir/Chapitre_XV
-l’inversion des temporalités, la mort de Julien Sorel a déjà eu lieu lorsqu’on évoque par la suite ses dernières volontés confiées à Fouqué :
« Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.
Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.
L’avant-veille, il avait dit à Fouqué : Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la peur, non on ne me verra point pâlir. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir/Chapitre_LXXV
Il reste à définir le temps de l’intrigue.
Des commentateurs*** ont analysé le temps de l’intrigue volontairement floué par l’auteur. Des références savantes ont été décryptées telles que la bataille d’Hernani (février 1830) ou le début de la colonisation de l’Algérie le 13 juin 1830 etc…
Au début de l’action Julien a 19 ans et l’on peut calculer qu’on est alors en 1826.
À la fin du roman, plus de quatre ans et demi se sont écoulés : notre héros est exécuté alors qu’il n’a que 23 ans.
On relèvera « l’erreur » historique de Stendhal qui évoque Charles X aux pieds desquels madame de Rênal est censée se jeter. En 1831, ce dernier a déjà abdiqué. Mais ce détail est sans importance, car au nom de sa propre convention d’écriture, Stendhal se veut libre de placer les évènements comme bon lui semble…
Il reste aussi à préciser l’importance des évènements qui surviennent la nuit.
Le romancier choisit la nuit pour mettre en œuvre les principales péripéties (amours, complot, condamnation). C’est assez logique puisque les choses se faisant sous couvert, il est plus simple qu’elles soient réalisées dans la pénombre. On note le passage d’anthologie où Julien réussit à conserver la main de madame de Rênal au nez et à la barbe de son mari :
« L’obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d’une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une façon qui marquait de l’humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de Rênal qui s’approchait.
Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossières du matin. Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence. Oui, je le ferai, moi, pour qui il a témoigné tant de mépris.
De ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien, s’éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que madame de Rênal voulût bien lui laisser sa main.
M. de Rênal parlait politique avec colère ; deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Madame Derville l’écoutait. Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de madame de Rênal. L’obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.
Madame de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à madame de Rênal. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir/Chapitre_XI
Il reste aussi à évoquer les temps de la conjugaison.
Stendhal manipule les temps comme il manipule tout ce qui est fait la matière de son roman. C’est un récit au passé qui est perturbé par l’emploi du présent à de nombreuses reprises telles que : « un être capable d’un tel effort sur lui peut aller loin. » (livre 2, chapitre 31).
Il use en outre du conditionnel pour donner du relief au texte jamais fixe : « Si Julien eût aimé madame de Rênal, il l’eût aperçue » (livre 1, chapitre 12).
Nous verrons dans l’article suivant la question des points de vue narratifs qui font de ce roman un chef d’œuvre.
Sources :
*Littré https://www.littre.org/definition/chronique
**Michel Crouzet, Le Rouge et le Noir, essai sur le romanesque stendhalien, PUF 1995
***Castex, Le Rouge et le Noir de Stendhal, société d’édition de l’enseignement supérieur, 1967
Repère à suivre : les points de vue narratifs dans le Rouge et le Noir (Stendhal)