Analyse-Livres & Culture pour tous
17 Avril 2019
Comme aucune autre ville au monde, la ville de Paris est entrée au coeur d'un enjeu littéraire au XIXe siècle. Hugo, Du Camp, Zola, Proust l'ont personnifiée. Ce n'est pas sans raison que Paris occupe une place à part dans notre imaginaire collectif.
Repères : thème de Paris : présentation
Nous avons compris que la promenade dans Paris a fait naître un genre poétique de l’espace urbain qui s’est incarné dans la capitale, nous verrons aujourd’hui que Paris devient également un personnage de chair et de sang.
La poésie et le roman ont poussé la ville à exister par elle-même…
La personnification de Paris sous les traits d’une femme blessée est due à Hugo dans son célèbre recueil, l’Année terrible.En 1870, Napoléon III a capitulé devant les Prussiens.
En septembre 1870, les forces ennemies sont aux portes de Paris, on y meurt de faim et de froid.
Le poète dresse le portrait d’une femme sacrifiée mais point morte. Un hymne à Paris…
« O ville, tu feras agenouiller l’histoire.
Saigner est ta beauté, mourir est ta victoire.
Mais non, tu ne meurs pas.Ton sangcoule, mais ceux
Qui voyaient César rire en tes bras paresseux,
S’étonnent : tu franchisla flamme expiatoire,
Dans l’admiration des peuples, dans la gloire,
Tu retrouves, Paris, bien plus que tu ne perds.
Ceux qui t’assiègent, ville en deuil, tu les conquiers.
La prospérité basse et fausse est la mort lente ;
Tu tombais folle et gaie, et tu grandis sanglante.
Tu sors, toi qu’endormit l’empire empoisonneur,
Du rapetissement de ce hideux bonheur.
Tu t’éveilles déesse et chasses le satyre.
Tu redeviens guerrièreen devenant martyre ;
Et dans l’honneur, le beau, le vrai, les grandes mœurs,
Tu renais d’un côté quand de l’autre tu meurs. »
Hugo, l’Année terrible, Paris bloqué,
https://fr.wikisource.org/wiki/L’Année_terrible/Paris_bloqué
D’autres genres jouent avec les mêmes codes de personnification que ce soit les études ou le roman.
Académicien, ami notamment de Flaubert, il a rédigé une étude assez significative sur Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’agit d’un ouvrage monumental qui dresse le tableau de la capitale dans sa partie organisationnelle.
Découvrons l’introduction à cette somme de connaissances :
« (…) je me suis demandé comment vivait ce peuple, par quels miracles de prévoyance on subvenait à ses besoins, à ses exigences, à ses fantaisies, et combien de serviteurs inconnus s’empressaient autour de lui pour le surveiller, le diriger, l’aider, le secourir, écarter de lui tout danger et le faire vivre sans même qu’il s’en aperçût !
De cette idée est né ce livre.
Je n’ai point la prétention de faire une monographie de Paris, encore moins d’écrire son histoire. D’autres l’ont fait d’une façon magistrale, et je ne pourrais que répéter moins bien qu’eux ce qu’ils ont déjà dit. Paris étant un grand corps, j’ai essayé d’en faire l’anatomie.Toute mon ambition est d’apprendre au Parisien comment il vit et en vertu de quelles lois physiques fonctionnent les organes administratifs dont il se sert à toute minute, sans avoir jamais pensé à étudier les différents rouages d’un si vaste, d’un si ingénieux mécanisme. »
Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Le roman s’empare aussi de la figure de style qu’est la personnification de Paris.
À la différence de Huysmans, apôtre de la décadence parisienne, et des poètes maudits Verlaine et Rimbaud, revenus de leurs illusions sur l’attraction de Paris, Zola s’empare de son sujet et le pousse à l’extrême. Le bouillonnement de Paris, déjà évoqué notamment par l’auteur de la Comédie humaine, est décrit à son paroxysme. Les Halles de Paris prennent la forme d’un ventre, c’est-à-dire d’un corps humain :
« Maintenant il entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de l’approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés de quartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte offrir des salades, dans des paniers. »
Zola, le ventre de Paris
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Ventre_de_Paris/I
Paris poussée dans sa personnification la plus extrême ne pouvait qu’exister dans l’imaginaire le plus complet de l’auteur.
Détachée des contraintes du réalisme, le Paris de la Recherche du temps perdudemeure libre de représenter la capitale au temps de la Belle Époque. Proust recrée, en effet, un Paris imaginé, retravaillé, celui de la Haute Société aux prises avec le temps. Un bruit, une émotion et voilà une réminiscence, un souvenir d’un passé qui resurgit :
« Du moins, le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées.Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d’une extrême douceur ;on eût dit que tout d’un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes ; matériellement il n’en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurscomme s’il n’y avait plus eu pour moi d’effort d’adaptation ou d’attention, tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles ; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décolle » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir.Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres.Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. »
Proust, le temps retrouvé, chapitre 3
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Temps_retrouvé/Texte_entier
Repère à suivre : l’étude