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Analyse-Livres & Culture pour tous

Gazette littéraire

Les deux je (Sarraute)

Nathalie Sarraute dans son livre, Enfance, met en scène deux "je" qui dialoguent au sujet de l'enfance de l'auteure. Les souvenirs réapparaissent à la suite de cette remémoration. Confronté à des objections, le discours s'affine et tend vers l’authenticité. Un récit singulier.

 

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Repères : thème de l’autobiographie : présentation
Dialogue interne

Dans l’article précédent, nous avons évoqué le genre semi-autobiographique au soubassement de l’œuvre de Musset, la confession d’un enfant du siècle. Aujourd’hui, il convient de s’intéresser à une autre forme de récit avec un auteur du XXe siècle. Il s’agit de Nathalie Sarraute au travers de son livre, Enfance.

 

Nous quittons le champ des confessions pour aboutir vers un tout autre genre « autobiographique » où deux parties du « je » discutent. Il s’agit de voir comment ce récit réunit les critères de Philippe Lejeune déjà évoqués depuis le début de ce mois. 

Pour ce faire, nous nous intéresserons à la genèse de l’œuvre avant de voir l’incipit de l’œuvre qui nous met sur la voie.

Genèse de l’œuvre 

L’auteur a attendu 83 ans pour publier ses souvenirs d’enfant de parents divorcés, vivant entre la Russie et la France. Le récit s’organise de manière spontanée sans souci de chronologie. Au fil des pages, on avance avec le point de vue de la narratrice qui se remémore des bribes de souvenirs, des odeurs, des mots, etc… Démarches qui conduisent à l’émergence d’un récit qui se formule au fur et à mesure. 

Recherchant ses primes sensations, elle voit alors surgir des souvenirs enfouis. Son double n’hésite pas alors à la questionner, à lui faire des objections voire à se moquer d’elle. 

Découvrons l’incipit dont nous ne pouvons citer qu’un court extrait par respect pour les droits d’auteurs.

 

L’incipit

« - Alors tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »…Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux » évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.

- Oui je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi….  (…)* »

 

 

Validation des critères autobiographiques

Avec La Méthode Des GROSSES CLEFS©, nous voyons que le texte est bien une entreprise rétrospective d’un passé lointain s’effectuant à la première personne du singulier. On mesure aussi que la démarche s’impose d’elle-même comme un tropisme. À l’évidence, le sujet dépasse la narratrice qui se voit astreinte -sans qu’elle le sache vraiment- à dévider le fil de sa propre histoire. C’est ce qui fait l’originalité de ce récit plein de fraîcheur et de naturel.

 

On est en outre saisi par la mise en place d’un dialogue intérieur entre deux parties. Ces dernières représentent les composantes du « je ». Ce choix de narration est en prise directe avec la question de la vérité de soi. Confronté à des objections, le souvenir se confirme et s’affine. Le discours tend vers l’authenticité.

 

Il reste que c’est le point de vue interne d’un enfant qui est rapporté ; il est contrebalancé au travers de dialogues par le point de vue externe de l’adulte. Qu’en est-il du genre autobiographique ?

 

La lecture de l’œuvre ne semble justement pas créer une identité parfaite entre le narrateur, le personnage de l’enfant et l’auteur. Non qu’il y ait distorsion entre les trois personnes, mais qu’il existe en réalité quatre personnages dans le récit. Le dédoublement du je fait en effet entrer un personnage supplémentaire dans la triple identité chère à Philippe Lejeune. Par ailleurs, on notera que ce je n’est pas le même que Nathalie, si on analyse grammaticalement l’incipit :

 

« Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant… » On s’étonne de l’absence d’accord au féminin des adjectifs. Cela participe à la distanciation entre les deux narrateurs. La question du dédoublement du narrateur se fait donc en l’espèce problématique. Le pacte autobiographique n’est donc pas respecté. 

 

Notons que l’auteur, lui-même, ne considérait pas son œuvre comme autobiographique.** Il reste qu’il est difficile de ranger Enfance dans un genre déterminé : roman autobiographique, autobiographie littéraire ? D’éminents spécialistes ont discouru et continuent à répondre à cette question. Laissons Philippe Lejeune*** conclure sur ce point : 

"Enfance est un livre à entendre. Une chambre d’échos. Un travail sur la voix: l’oral dans l’écrit avec les vertigineuses profondeurs de champ (ou de chant?) et les fondus les plus subtils qu’autorise l’emploi du discours rapporté dans un texte autobiographique. Un récit d’enfance sans passé simple et sans point virgule”. 

Sources : 

*Enfance, Sarraute, Folio page 7

**SARRAUTE, Nathalie, interview donné àLire, juin 1983, p. 87-92. 

***LEJEUNE, Philippe, “Paroles d’enfance”, dans Revue des Sciences Humaines, t. LXXXXIII, n. 217, janvier- mars 1990, p. 23-40, p. 23.

 


Repère à suivre : entrée de l’autobiographie dans le roman (Perec)

 

 

 

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