Analyse-Livres & Culture pour tous
7 Mars 2019
Repères : thème de l’autobiographie : présentation
Dans l’article précédent, nous avons cherché à mettre en exergue l’originalité du projet autobiographique de Rousseau dans ses Confessions. Découvrons aujourd’hui celui de Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe.
La Gazette a traité longuement de l’entreprise éditoriale folle qui a présidé à la publication des souvenirs de l’écrivain. La rédaction des mémoires a ainsi débuté alors même que l’auteur n’avait que 43 ans, ce qui est loin d’être un âge canonique même au XIXe siècle. Il a ainsi consacré trente ans de sa vie à ce projet monumental qui se décompose en 10 livres.
L’œuvre brosse au départ le portrait de l’homme, pour s’élargir à partir de 1830 et pour mettre l’accent sur la vie du soldat et du voyageur, celle de l’homme de lettres, puis enfin celle de l’homme d’État.*
On a vu aussi que le besoin permanent d’argent de Chateaubriand l’a conduit à céder ses droits à une société commerciale à charge pour elle de lui verser une rente à vie. Il était loin d’imaginer que la cupidité des hommes conduirait à la vente de ces mêmes droits à la Presse…
Dans l’article qui vous est proposé aujourd’hui, nous chercherons à comprendre l’originalité de ce genre de texte. Nous rappellerons que les mémoires n’entrent pas stricto sensu dans le genre autobiographique selon les critères développés par Philippe Lejeune.
En effet, s’il s’agit d’un récit rétrospectif d’un écrivain, il est aussi largement question des événements extérieurs à l’homme qui a embrassé au cours de sa vie les soubresauts de l’Histoire de France. Il a ainsi connu l’Ancien Régime, la Révolution française, le Directoire et le Consulat, l’Empire et la Restauration puis enfin la Révolution de Juillet. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Chateaubriand fait évidemment figure d’un observateur de premier plan de ce chef.
La question qui se pose est donc de savoir en quoi ces mémoires s’appuyant largement sur les circonstances de la vie politique française et européenne présentent un caractère proprement original. L’interrogation nécessiterait pour y répondre véritablement la rédaction d’une thèse, ce qui n’entre pas dans les vues du présent article. Nous nous bornerons, à notre modeste niveau, de nous fonder sur un court extrait de ce monument pour dégager quelques éléments de réponse…
Pour ce faire, nous avons choisi de vous présenter l’excipit de ses mémoires qui résument admirablement l’intérêt de l’œuvre avant que nous puissions répondre à la question posée.
« Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.
La géographie entière a changé depuis que, selon l’expression de nos vieilles coutumes, j’ai pu regarder le ciel de mon lit. Si je compare deux globes terrestres, l’un du commencement, l’autre de la fin de ma vie, je ne le reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l’Australie, a été découverte et s’est peuplée : un sixième continent vient d’être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l’Amérique au septentrion ; l’Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n’y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terres qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l’isthme de Panama et peut-être l’isthme de Suez.
L’histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion. Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gènes et Venise, d’autres républiques occupent une partie des rivages du grand Océan et de l’Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d’invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux États américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l’isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l’une et l’autre mer.
La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l’Océan ; les distances s’abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancoët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d’autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n’avait point opéré ses prodiges ; les machines n’avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l’illumination de nos théâtres et de nos rues.
Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l’instinct de son immortalité, l’homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu’il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d’espace pour leur multitude. Au centre de l’infini. Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l’Être suprême.
Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l’œil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l’homme est petit sur l’atome où il se meut ! Mais qu’il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d’ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d’années, lui qui ne vit qu’un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne peuvent lui cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l’humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l’ignore et je me retire.
Grâce à l’exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m’est un grand soulagement ; je sentais quelqu’un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m’avertissait qu’il ne restait qu’un moment pour monter à bord. Si j’avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla, que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : « J’ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m’exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. » Si j’eusse été Sylla, la gloire ne m’aurait jamais pu donner le repos et la félicité.
Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l’emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l’effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu’il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part ; ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d’autres peintres : à vous, messieurs.
En traçant ces derniers mots, le 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j’aperçois la lune pâle et élargie ; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient : on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Jevois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité.».
https://fr.wikisource.org/wiki/Mémoires_d’outre-tombe/Quatrième_partie/Livre_X
Comme nous en avons désormais l’habitude, nous nous appuierons sur La Méthode Des 6 GROSSES CLEFS © pour tenter de vérifier la pertinence du genre autobiographique au sens strict de ces mémoires.
En premier lieu, nous voyons que si l’auteur parle à la première personne, il s’inscrit plus largement dans un univers à la fois historique et scientifique (il intègre dans son discours la géographie et l’astronomie, les grandes découvertes…) Le sujet individuel reste connecté à son environnement historique et social. Loin de l’enfouir, ces données extérieures accompagnent le cheminement de l’auteur, « Jeme suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves…»sans que cette influence soit mentionnée comme ayant eu une influence marquante sur le cours de sa vie intérieure.
En deuxième lieu, il s’agit d’un texte largement rétrospectif. Il joue pour ce faire avec des temps qui permettent de balayer le passé, le présent et le futur. On notera aussi que ces mémoires s’adressent à ses contemporains et il procède par interpellation des lecteurs. « Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d’autres peintres : à vous, messieurs. »
Nous voyons aussi que le discours contient des bribes d’un journal intime. On se trouve dans la chambre de l’auteur à un jour dénommé et une heure précise : il achève son œuvre. On sent l’émotion qui se dégage de ses mots. Il associe le décor de la nature ; il a tout dit, il ne lui reste plus qu’à mourir. L’intérêt du texte repose sur les très nombreuses oppositions riches en puissance évocatrice entre hier et aujourd’hui. C’est une œuvre testamentaire dont le registre est manifestement élégiaque. On sent la mélancolie d’un monde qui n’est plus et qui demeure par l’entremise de son « monument ». Le dernier mot de l’œuvre est celui d’éternité, preuve s’il en est que les Mémoires d’outre-tombe ont vocation à figurer au panthéon des œuvres majeures de la Littérature.
Source :
*cf. Présentation des Mémoires d’outre-tombe, dans Lagarde et Michard XIXe page 70
Repère à suivre : Musset