Analyse-Livres & Culture pour tous
19 Mars 2019
Dans Le lambeau, Philippe Lançon revient sur le rôle de la mémoire et l'impuissance des mots. Dans ce contexte, l'écriture joue une fonction précise même si l'autobiographie connaît ses propres limites. La question de la sincérité totale d'un récit peut aussi se poser...
Repères : thème de l’autobiographie : étude
Dans l’article précédent, il a été question de traiter des nombreuses oppositions créées par l’auteur dans son récit, ce qui nous permet aujourd’hui d’aborder le rôle de l’écriture dans cette autobiographie.
L’auteur entretient un rapport très particulier avec les mots. Au chapitre 2, il révèle qu’il s’agaçait auparavant de la posture des écrivains de l’extrême. Et pourtant, il reconnaît qu’il écrit ce récit pour se souvenir : « oublier le moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce qu’on a vécu, quand on se sent fuir de partout. » (page 27)
Cette mémoire va devenir l’obsession du patient avant de devenir celle de l’écrivain. Ainsi à l’hôpital, le narrateur se livre à une tentative de remise en ordre de ses souvenirs. Cela devient d’ailleurs une occupation essentielle dans sa démarche de reconstruction : il se souvient de son enfance, de ses amours de jeunesse, ce qui est susceptible de blesser sa compagne. « Comment lui dire, d’ailleurs, que j’avais commencé à chercher la trace de tout ce qui remontait à la surface, en désordre, comme des cadavres au fil de l’eau, pour une raison ou pour une autre ? »(page 187). Il se tait donc, mais il poursuivra cette entreprise par la mise en mots du récit.
Le narrateur aime les mots, joue avec eux. Il parle même de la « grammaire » de sa chambre d’hôpital. Pourtant, les termes, même s’ils sont essentiels à l’écrivain, demeurent parfois impuissants à traduire l’événement dans son tragique. Il en fait l’amère expérience avec le caractère intraduisible de la souffrance en mots. Cela dépasse le champ du lexique ordinaire.
Si le récit se range dans le pathétique, l’auteur cherche à faire de cette autobiographie un moyen pour sortir de lui-même, de ses souffrances. C’est une quête de sens qui le conduit à écrire. Il cherche une évasion hors des murs de l’établissement de soins. Les chroniques écrites sur son lit d’hôpital ont joué de ce point de vue un rôle salutaire, celui d’oublier sa souffrance pour un temps donné. Tant pis si le sujet reste lui-même. C’est toujours une reconstruction de sa personne qui est entreprise.
Sortir de soi aussi par les mots, tel est aussi l’objectif de l’écriture.
Cependant, la rétrospection est difficile. Le narrateur use de formules incertaines, comme je crois, peut-être,etc…Il rejette la fiction du récit : « Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n’écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j’ai moi-même été avalé par une fiction ? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines.(…) Je n’ai pas besoin d’écrire pour mentir, imaginer, transformer ce qui m’a traversé. Le vivre m’a suffi. Et, cependant, j’écris. » (page 93) Contradiction superbe entre le rescapé et l’auteur, propre de la littérature finalement autobiographique : se nourrir de ses oppositions que l’on ne résout pas.
Au fil des pages, il confesse volontiers des redites, il en oublie d’autres : on pense ainsi à la répétition de l’aveu de son chirurgien (pages 242 et 404). Il rompt aussi avec une chronologie linéaire, revenant de manière circulaire (épisode de la greffe), se perd dans des détails qui traînent dans un effet de longueur. Toutes ces imperfections témoignent d’une remémoration et partant, d’une possible reconstruction. Comme une confession, il interpelle aussi le lecteur à deux reprises, « j’insiste, lecteur » (page 51) et « il faudra t’y faire, lecteur…» (page 134). Il s’agit à la fois d’un besoin de convaincre son public et lui-même dans le même temps.
Pourtant, le narrateur reste lucide dans son entreprise autobiographique. Il envisage même les limites de l’exercice puisqu’il conclut que tout est finalement réinterprétation. Il le reconnaît page 365 : « tout était fiction, puisque tout était récit-choix des faits, cadrage des scènes, écriture, composition. » Pourtant, cet aveu ne constitue pas une rupture du pacte entre l’auteur et le lecteur. L’enjeu est finalement ailleurs. Il met l’accent sur un point essentiel dans l’entreprise : « ce qui comptait, c’était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient. « (page 366)
Ce pacte-là est clairement respecté. Dont acte.
repère à suivre : l'apprentissage de la calligraphie (F.Verdier)