Analyse-Livres & Culture pour tous
23 Mars 2019
Fabienne Verdier dans son ouvrage, Passagère du silence, explique sa passion pour la calligraphie chinoise et son engagement auprès d'un professeur auprès duquel elle expérimentera son art. Un apprentissage long et complexe s'ouvre à elle pour qu'elle parvienne à une maîtrise de son art...
Repères : thème de l’autobiographie : étude
Dans l’article précédent, il a été question de présenter l’expérience radicale choisie par Fabienne Verdier durant les dix années passées en Chine. Découvrons l’enseignement exceptionnel que la jeune artiste a reçu et pour lequel elle a réalisé tous les sacrifices. Il faut parvenir au chapitre 6 de ce récit pour en comprendre la nature et la portée. Fabienne Verdier doit cet enseignement à une rencontre décisive avec maître Huang. Elle y décrit avec chaleur la profondeur de leur relation faite de bienveillance, d’exigence, mais aussi les colères du maître, outre ses propres épisodes de découragement. Découvrons l’admirable maître Huang.
La jeune Fabienne n’a jamais perdu de vue sa passion pour la calligraphie ; elle comprend vite que cet art élitiste, toujours réputé décadent, est strictement interdit par le Parti depuis la Révolution culturelle. Bannis de l’université, les enseignants, lorsqu’ils n’ont pas vu leur main amputer, ont été interdits purement et simplement d’exercice. Il s’agit donc d’une entreprise extrêmement dangereuse moins pour elle du fait de son statut d’étrangère, mais pour ceux avec qui elle parle de cette passion. Elle se rapproche de la calligraphie en s’intéressant au marouflage*, technique typiquement chinoise. Puis hardie, elle obtient l’accord exceptionnel du directeur de l’université pour pratiquer la calligraphie traditionnelle. Il lui reste à trouver un maître.
C’est alors que la jeune artiste décide de rencontrer maître Huang, ancien professeur, qui est réduit à la misère depuis des années. Loin d’être flatté par cette demande, ce dernier l’éconduit pour deux raisons : d’une part, elle est une femme et, d’autre part, elle est une étrangère. Nouvelle adepte de la pensée chinoise, Fabienne Verdier fait montre d’une persévérance inouïe. Durant six mois, elle dépose sur le seuil du maître des feuilles calligraphiées. Chaque jour, ce dernier les reçoit sans un mot. Elle continue sans se laisser décourager par les moqueries de ses condisciples. Son obstination paye, maître Huang accepte de la prendre pour élève. Pour cette dernière, il s’obligera à requérir les autorisations du Parti qui l’a autrefois persécuté. Il les obtient. L’enseignement peut débuter…
Maître Huang avertit Fabienne Verdier de la nécessité de consacrer dix années à cet apprentissage. Inconsciente, elle se soumet à cet homme en qui elle place toute sa confiance. Il lui en faudra, car son enthousiasme sera mis à rude épreuve à l’épreuve du temps. Elle découvre qu’elle doit se plier à une démarche proprement initiatique. Elle doit réussir une succession étapes ou renoncer.
Ainsi au lieu de lui apprendre la peinture, le maître l’envoie durant plusieurs mois en stage chez un authentique maître graveur. Elle découvre un art ancestral du sceau injustement oublié. Elle bénéficie de la théorie et de la pratique. De plus, de nouveaux liens d’amitié teintée d’admiration se tissent. À l’issue de ce stage, Fabienne voit enfin débuter son apprentissage avec maître Huang. Curieusement, il s’agit d’un enseignement finalement iconoclaste : « À partir d’aujourd’hui, oublie ce que tu as appris, ce que tu as cru comprendre, les catégories esthétiques du beau, du laid. Tout ça au panier ! »(page 107). À plusieurs reprises, il l’enjoint de se méfier des connaissances toutes faites, des sommes de savoir que l’on trouve dans les livres. La calligraphie est l’affaire d’expériences intimes. Elle va le découvrir et tout donner.
Pour démarrer, il l’enjoint de tracer seulement des traits horizontaux durant plusieurs mois. Travail fastidieux s’il en est. C’est pour lui la base de la calligraphie. Lorsqu’elle aura réussi cette étape, elle pourra passer à un autre exercice lié cette fois aux traits verticaux. Puis viendra progressivement la pratique d’autres traits notamment, les traits-points. Tout est très lent dans cette formation. Il ne la fera travailler exclusivement que le noir, la mère de toutes les couleurs. La couleur ne s’envisage qu’à l’extrême fin du processus.
Pour la jeune élève, ce sont des « exercices infernaux »auxquels elle doit se plier sans se décourager. Avec un soin extrême, le maître la corrige, reprend son travail et la conduit à s’améliorer. Toutes ces périodes d’une exigence et d’une rare complexité s’étirent sur plusieurs années. (page 111)
Que cachent ces exercices répétitifs ? Un enseignement complet.
Maître Huang mêle la philosophie, la poésie, la peinture et la musique à son art. Il offre donc à Fabienne, dans le plus pur respect de la tradition chinoise, un enseignement complet. Toutes ces disciplines font en effet totalement partie intégrante de la calligraphie qui ne se résume donc pas, on l’a compris, à la seule maîtrise d’une technique. Derrière un trait, c’est tout un esprit à modeler.
On voit aussi que le temps est une donnée essentielle à cette peinture spiritualiste qui a besoin de maturation. Maître Huang se fait son guide : « Suis mon principe : révéler l’élan, le dynamisme, les lignes de force. Mais je ne veux pas d’une prouesse technique. Tu dois arriver à une complète maîtrise de l’encre et du pinceau pour insuffler de la vie au trait. »(page 113)
Entre le maître et l’élève, une relation profonde se construit. Lorsqu’il lui propose de lui trouver un prénom chinois, elle refuse avec intelligence : elle ne veut pas jouer à la chinoise. C’est alors que Fabi, ainsi qu’elle est appelée communément, découvre que la nature a bien fait les choses. Son maître revient sur l’étymologie chinoise de son prénom français : « Tu as raison. D’ailleurs ton destin est inscrit dans ton prénom français : fa-bi-enne correspond en chinois à fa, la règle, mais aussi le modèle à suivre ; bi à l’étude comparative, et enne à la bonté, à la générosité que tu ne dois pas ensevelir sous ta volonté d’être un peintre célèbre. » (page 132)
L’enseignement ne se déroule pourtant pas dans des conditions faciles tous les jours. Durant toutes ces années, quelques crises surgissent entre le maître et l’élève. Un jour, alors que cette dernière peine à comprendre le sens exact des mots calligraphiés, elle montre un texte qu’elle a finement compris, son maître. Ce dernier se met en colère. Il lui rappelle le fondement de la calligraphie : « ce qu’il y a de plus précieux dans le mot, c’est l’idée. Mais l’idée relève de quelque chose qui est ineffable »(page 115). Il lui apprendra que c’est la vie qui doit être recherchée.
À l’inverse, fatiguée et dépitée de son ignorance, la jeune femme entre aussi dans des colères noires contre son maître qui, loin de s’en offusquer, la félicite au contraire. Il applaudit même ces manifestations de rage : « Le fait que tu reconnaisses que tu es une ignare devant l’éternel, c’est l’attitude que je désirais que tu aies pour approcher la peinture. » (page 121) Il considère qu’elle avance ainsi sur le terrain de la sagesse.
Au bout de trois années, l’élève est enfin autorisée à peindre avec le maître. Ils se lancent alors dans des peintures à quatre mains. Un jeu de ping-pong, trait après trait, est mis au point. C’est un enseignement de plus en complexe auquel se livre désormais l’élève avec son enseignant. Cela lui permet de consolider ses acquis. Elle apprend les bienfaits de l’erreur et de l’humour. Elle reçoit donc un enseignement à la fois artistique et humain.
Repère à suivre : le statut de l’écriture
*collage d’une toile sur un autre support, un rouleau de soie (Chine et Japon)