Analyse-Livres & Culture pour tous
17 Février 2019
Le thème du jardin dans la littérature offre aussi des leçons de chose, comme celle que Rousseau fait vivre à Emile. On assiste à une expérimentation sociale et politique. Quelle est donc l'origine de la propriété ?
Repères : thème du jardin : présentation
Dans l’article précédent, nous avons vu toute l’ambiguïté de l’excipit de Voltaire dans Candide, restons encore au XVIIIe siècle avec Rousseau. Ce dernier se livre avec l’Emile à une expérimentation sociale qui se situe, là encore, dans un jardin.
Précisions que cet ouvrage est un traité philosophique dont les enjeux concerne la création d’un homme naturel débarrassé de l’influence néfaste de la société. En bon philosophe, Rousseau estime que la méthode utilisée revêt une importance insigne : elle vise à suivre notamment l’évolution naturelle de l’enfant et à lui faire expérimenter les choses par ses cinq sens.
Dans cette perspective, où devons-nous rendre ? Au potager.
« Il s’agit donc de remonter à l’origine de la propriété ; car c’est de là que la première idée en doit naître. L’enfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres ; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura l’un et l’autre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d’activité. Il n’aura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, qu’il voudra jardiner à son tour.
Par les principes ci-devant établis, je ne m’oppose point à son envie ; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien ; du moins il le croit ainsi ; je deviens son garçon jardinier ; en attendant qu’il ait des bras, le laboure pour lui la terre ; il en prend possession en y plantant une fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenoit Nunes Balboa de l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant : Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourroit retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudroit le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive empressé, et l’arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m’a ravi mon bien ? qui m’a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l’enfant désolé remplit l’air de gémissements et de cris. On prend part a sa peine, a son indignation ; on cherche, on s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on découvre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi ! messieurs, c’est vous qui m’avez ainsi gâté mon ouvrage ! J’avais semé là des melons de Malte dont la vaine m avait été donnée comme un trésor, et desquels j’espérais vous régaler quand ils seraient mûrs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m’avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m’avez fait un tort irréparable, et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis.
JEAN-JACQUES Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous ferons venir eu tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous ferons venir d’autre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelqu’un n’y a point mis la main avant nous
ROBERT Oh ! bien messieurs, vous pouvez donc vous reposer, car il n’y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps.
ÉMILE Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue ?
ROBERT Pardonnez-moi, mon jeune cadet ; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté.
ÉMILE Mais moi je n’ai point de jardin.
ROBERT Que m’importe ? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener ; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.
JEAN-JACQUES Ne pourroit-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit.
ROBERT Je vous l’accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j’irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons. Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfans les notions primitives, on voit comment l’idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété et aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut s’arrêter tout court.
L’Émile, Rousseau, livre II
https://fr.wikisource.org/wiki/Émile,_ou_De_l’éducation/Édition_1782/Livre_II
Ce passage au potager a pour effet de comprendre une donnée politique. Le registre utilisé par Rousseau est donc bien didactique. Il part des fèves et du vol de la récolte pour s’interroger sur la nature de la propriété privée et sur les moyens de la respecter : à chacun un coin de terre à condition de respecter le reste du jardin. On notera le paradoxe de Rousseau qui voit dans la propriété privée la cause de l’inégalité entre les hommes et dans le même temps le fondement des droits civils.
Pour aller plus loin : https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-331.htm
Repère à suivre : le jardin de l’amour (Balzac)